In memoriam Dominique Noguez

In memoriam Dominique Noguez

(1942-2019)

Dominique Noguez langue française anglomanie : Dies irae, dies illa pour Avenir de la langue française (ALF).

Après son président d’honneur Bernard Dorin, ambassadeur de France, voilà qu’elle est orpheline de Dominique Noguez, l’un de ses trois membres fondateurs, son premier président, de 1992 à 1993.

De nombreux hommages ont été rendus par les médias, dont Le Monde, au distingué écrivain, critique de cinéma, spécialiste du film expérimental américain, conseiller de Marguerite Duras dans certains de ses films ; à l’humoriste (pratiquant l’humour noir et le canular), l’auteur de recherches sur la littérature française, le sociologue de la vie de tous les jours, le moraliste et professeur d’esthétique à l’université. ALF tient à ajouter ce qu’elle – et la France – doivent à cet inlassable et inclassable militant de la cause du français qu’on a pu voir se promener dans Paris, un marqueur dans la poche, ajoutant les accents manquants aux plaques des rues.

Récompensé en 2017 par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, il avait aussi enseigné au Québec où il gardait de nombreux amis, dont le poète et militant Gaston Miron. Allant bien plus loin que le Parlez-vous franglais ? d'Étiemble, le livre La Colonisation douce de Dominique Noguez sonna le début de la rébellion politique contre l’effacement en catimini du français en France et à l’international sous les coups de l’Empire, et des Français "collabos de la pub et du fric" (Michel Serres). À la fin de son ouvrage, l’auteur prédisait qu’à force de descendre nous toucherions le fond et que, alors, nous pourrions rebondir.

En vue de la création consécutive d’ALF, il avait tenu à lancer, dans le Monde et ailleurs, un manifeste-appel publié avec l’aide financière de Philippe Rossillon, Michel Guillou et la nôtre. Il avait alors réussi à obtenir la signature d’une bonne partie de l’intelligentsia de France et d’autres pays francophones. Ancien de "la rue d’Ulm", il incarnait si bien l’esprit universitaire français, faisant mine de traiter des sujets les plus graves sous le masque de l’humour.

Il va manquer à notre cause. Ressuscitons-le - le terme est de lui, s’adressant aux futurs visiteurs de sa tombe - en amplifiant sa résistance souriante et têtue à la "colonisation douce", afin de pouvoir bientôt lui dire qu’enfin, le fond touché, notre combativité aura amené le rebond.

Guy Dalens, Jean Hourcade, Albert Salon


Dominique Noguez fut le premier président d'Avenir de la langue française à sa fondation en 1993. Son combat pour la langue française fut constant.

Dominique Noguez est né le 12 septembre 1942 à Bolbec (Seine-Maritime). Il a étudié à l'École normale supérieure et était agrégé de philosophie. Il laisse derrière lui une œuvre protéiforme, des essais sur le cinéma, de nombreux essais littéraires comme La colonisation douce, feu la langue française ?* (Éditions du Rocher), plusieurs livres sur Marguerite Duras, des nouvelles et neuf romans dont Amour noir (Gallimard) couronné en 1997 par le prix Fémina.

Il était connu pour son humour sarcastique indescriptible. Comment rater complètement sa vie en onze leçons (Payot & Rivages, 2002) en est l'exemple parfait. Il avait même reçu le prix de l'humour noir en 1999 avec Cadeaux de Noël (Zulma). « L'humour est chose grave, c'est la chose la plus grave, c'est la seule chose grave. Car, s'il est véritablement déclenché et véritablement compris, il embrasse le tout de l'humaine grandeur et de l'humaine détresse. Il est solaire et, en même temps, de la nuit la plus noire », écrivait-il dans L'homme de l'humour (Gallimard, 2004)

En 2013, il a publié un récit autobiographique, Une année qui commence bien (Flammarion), dans lequel il revenait sur le début tumultueux de sa relation amoureuse avec Cyril Durieux. « L'amour dans toute sa plénitude, je ne l'aurai connu que par les livres », écrivait-il alors. En 2017, il avait reçu le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

* La colonisation douce (Feu de la langue française ?) (1991, réédité en 1998) [Arléa] Sociologie de la colonisation culturelle ou manuel de reconquête linguistique,
œuvre littéraire ou œuvre politique, cet ouvrage peut rendre des services à plus d’hommes et plus longtemps qu’on ne le croit.

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Lire aussi Ouest-France Le romancier Dominique Noguez, prix Femina pour Amour noir, est décédé

Le Figaro Dominique Noguez, auteur d'Amour Noir, est décédé à 76 ans

Le Monde Dominique Noguez, Écrivain (lire ci-dessous)


Article paru dans Le Monde daté mardi 19 mars 2019

Dominique Noguez

Écrivain

Dominique Noguez a été emporpar un cancer, à 76 ans, dans la nuit du 14 au 15 mars 2019, à Paris. On peut le dire ainsi. Mais la nouvelle, qui a laissé ses amis abasourdis, tant l'écrivain avait été discret sur la gravité de sa maladie, peut s'énoncer de bien d'autres manières.

Par exemple : disparition soudaine d'un des plus grands spécialistes du cinéma expérimental nord-américain ; d'un membre éminent du Collège de pataphysique ; du découvreur de Michel Houellebecq (dont il fit éditer le premier roman) ; d'un ami et confident de Marguerite Duras. Ou encore : mort brutale de l'auteur du désespéré et hilarant Comment rater complètement sa vie en onze leçons (Payot, 2002), ou du glaçant (et non moins hilarant) L'Embaumeur (Fayard, 2004) ; d'un défenseur inlassable de la langue française ; d'un plaisantin, à qui il arrivait de se promener un marqueur blanc en poche, avec lequel il ajoutait les accents manquants aux plaques des rues parisiennes...

Du cinéma à la littérature

La mort d'un homme est parfois une hécatombe : des dizaines d'univers sont tout à coup engloutis. Dominique Noguez, comme écrivain, a touché à autant de formes qu'il lui était possible. Aussi sa vie a-t-elle été un long zigzag, une course fébrile et joyeuse entre toutes les voies, même détournées, que son talent et son érudition ouvraient devant lui.

le 12 septembre 1942 à Bolbec (Seine-Maritime), il passa son enfance et son adolescence à Rouen ; puis à Biarritz, où il commença des études classiques (latin-grec), avant d'être reçu à l'École normale supérieure en 1963, dont il sortira, en 1967, pouvait dès lors s'enchaîner assez aisément. Mais entre-temps la donne s'était déjà compliquée.

Joint par Le Monde, le philosophe Bernard Pautrat, qui avait fait sa connaissance en 1960, et qui le précéda à l'École normale supérieure, raconte : "A Normale, il était sollicité par des passions qui ne font pas forcément bon ménage avec la philosophie. Il avait besoin de s'intéresser à plusieurs choses à la fois. Je ne l'ai jamais vu, par exemple, se recommander d'une école de philosophie, comme font beaucoup de jeunes normaliens."

L'élève Noguez préférait les chemins de traverse. Il part d'ailleurs bientôt enseigner au Québec, il restera de 1968 à 1971."C'est là, poursuit Bernard Pautrat, qu'il a découvert le cinéma expérimental et qu'il a décidé d'en faire sa spécialité universitaire. C'était salvateur pour lui de trouver un domaine aussi ouvert, hétéroclite, au carrefour de mondes très différents.

Les jeux (universitaires) sont faits. De retour à Paris, Dominique Noguez rejoint l'université Paris I, département arts plastiques. Son enseignement et les premiers livres qu'il fait alors paraître (tel Le Cinéma, autrement, 10/18, 1977) font connaître en France des œuvres d'avant-garde comme celles de Gregory Markopoulos, Marcel Hanoun, Werner Nekes ou Jonas Mekas, dont il restera très proche jusqu'à la mort du cinéaste, en janvier.

Mais d'autres jeux restent à jouer, qui finiront par l'emporter, le professeur s'éloignant progressivement au profit de l'écrivain. En 1981, Dominique Noguez publie son premier roman, M & R (Robert Laffont), et très vite les livres se multiplient. Peu de romans, au total : six, jusqu'à L'Interruption (Flammarion, 2018), sur 52 livres échappant, le plus souvent, aux catégories. Ainsi de ses "études plus ou moins avantes", se mêlent érudition, fiction, parodie et, intriqué dans l'ensemble, un art subtil de renouveler le regard sur l'histoire de la pensée ou de l'art - on peut citer, entre autres, Les Trois Rimbaud (Éditions de Minuit, 1986) ou Lénine dada (Robert Laffont, 1989).

Mais cela aussi n'est qu'une partie de cette œuvre vaste, effervescente, toujours en mouvement. Le recueil d'aphorismes (Pensées bleues, Équateurs, 2015) y côtoie l'essai littéraire (Duras, Marguerite, Flammarion, 2001), l'humour noir (Ouverture des veines et autres distractions, Robert Laffont, 1982) se prolonge en une philosophie du rire (L'Homme de l'humour, Gallimard, 2004), laquelle rebondit dans une enquête érudite sur des maximes célèbres - La Véritable origine des plus beaux aphorismes (Payot, 2014), entreprise qu'il a poursuivie dans le dernier livre paru de son vivant, au début du mois : Encore une citation, monsieur le bourreau (Albin Michel, 224 p., 18 euros).

Baroque et visionnaire

Pour être peu nombreux, les romans occupent, dans cet ensemble, une place décisive. Certains, comme le baroque et visionnaire Les Derniers Jours du monde (Robert Laffont, 1991, adapté au cinéma en 2009 par les frères Arnaud et Jean-Marie Larrieu), récapitulent les passions, les curiosités, les paradoxes, les nostalgies, le secret désespoir dont chacun des autres livres explore une facette. D'autres, tel Amour noir (Gallimard, prix Femina 1997), s'approchent d'une dimension plus intime, qui ailleurs ne faisait qu'affleurer.

C'est, cependant, dans son grand texte autobiographique, Une année qui commence bien (Flammarion, 2013), que Dominique Noguez, cessant de jouer, dira au plus près ce qu'était sa vie. Mais, au-delà du récit des six mois d'une passion impossible pour un jeune homme, ce livre, par sa délicatesse, sa mélancolie, son humour aussi, plus noir que jamais, et surtout par la puissance impérieuse de son style, d'une richesse, d'une mobilité et d'une précision qui rendent tout incandescent, dit enfin, et d'abord, quel écrivain fut Dominique Noguez.

À la dernière page d'un petit livre paru en 2016, Projet d'épitaphe, précédé de cinq poèmes plus longs (Sandre), il imaginait, pour sa tombe, ces mots : "Toutes les fois que tu liras, même vite, même tout bas, passant, le nom que voilà, tu me ressusciteras."

Alors qu'en 2020 un volume de la collection "Bouquins" des éditions Robert Laffont doit réunir, entre autres, différentes "études plus ou moins sçavantes'' - sous le titre Canulars -, et que d'autres textes restent à paraître, dont des lettres de jeunesse et un monumental journal intime, dont on espère qu'il sortira un jour, tout paraît désormais possible pour cette œuvre demeurée jusqu'au bout tellement imprévisible. Y compris la résurrection.

Florent Georgesco

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