PH Gendebien : Chemins de traverse au royaume de la Langue française

Chemins de traverse au royaume de la Langue française

Gendebien Belgique francophonie langue française

Paul-Henry Gendebien

Article de Paul-Henry Gendebien, en écho à la recension de son ouvrage "Mon séjour dans la fosse aux lions de la politique belge" A. S.

En juillet 1994, je participai à un colloque organisé par la Société des Gens de Lettres en son hôtel de Massa, rue du Faubourg-Saint-Jacques, à Paris. Il y avait là des écrivains francophones des cinq continents. On m’avait demandé d'ouvrir cette réunion par une allocution au ton quelque peu officiel qui vanterait les mérites de la francophonie. Je m'appliquai à sortir des sentiers battus dans la mesure du possible et soulignai que son grand atout était sa répartition aux quatre coins de la planète, dans des États régis par des systèmes politiques très différents, du Nouveau-Brunswick au Vietnam, de la Roumanie au Gabon, dans les pays les plus riches et les plus pauvres. Elle était le point de rencontre d'une verticale qui va de Fouron-le-Comte en Wallonie à Curepipe en Île Maurice, et d'une horizontale qui relie Chicoutimi au Québec à Nouméa en Nouvelle-Calédonie. Ainsi créait-elle des liens invisibles, un réseau entre les hommes et les femmes les plus divers et les plus éloignés. Mais cela ne pouvait et ne peut suffire à expliquer la mystérieuse raison pour laquelle nous sommes attachés à notre langue, comme si elle était un souvenir de famille sans valeur marchande, pieusement transmis de génération en génération.

Esquisse de réponse dans mes notes rédigées pour le discours de ce jour : à cause d'une musique qui nous vient de loin, probablement depuis le ventre maternel. Musique qui nous conduit vers notre destinée comme celle du joueur de flûte d'Hamelin, sans même que notre volonté ait la moindre envie de s'y opposer. Parce qu'elle nous est consubstantielle comme l'air que nous respirons. Mais à chacun sa réponse. Ma certitude n'est pas exempte de doute. Suis-je absolument sûr de ma fidélité ? Peut-être pourrai-je vivre en italien en Ombrie, en anglais au Montana, en romanche dans l'Engadine ? Je n'en sais rien. En revanche, il me semble que je suis certain de continuer à penser en français. Mais pour combien de temps ? En arriverai-je au point où ne resterait en moi que la nostalgie de la langue maternelle ? C'est une extrémité à laquelle je ne puis me résoudre car si m'était soumise la question fameuse de savoir quel livre j'emporterais sur une île déserte, je répondrais qu'avant tout j'y emmènerais mon viatique, ma trousse de secours, ma lampe-tempête, ma maîtresse unique, mon pense-bête, mon petit trésor, en un mot ma langue. Avec une telle compagne sur mon île, je survivrais plus longtemps sans doute qu'avec un seul ouvrage monumental et célèbre, fût-il les Mémoires d'outre-tombe, Anna Karénine ou Les Sept Piliers de la Sagesse… Le livre emporté au loin dans mon sac à dos serait donc un dictionnaire, le plus complet possible. Avec ma langue, mon île ne sera pas déserte ! Avec elle je suis capable de raconter une histoire et des histoires, de m'inventer de toutes pièces une autobiographie et même de reconstruire le monde. C'est-à-dire de transmettre la vie. Car elle est encore, Dieu merci, langue vivante et créatrice.

" J'ai une patrie : la langue française ", disait Albert Camus. Il est permis de supposer que cette patrie n'était pas seulement, à ses yeux, l'expression du Beau, pas seulement un refuge esthétique. Il y décelait le lieu d'une conjonction très forte entre le Beau, le Juste et le Vrai. Ambition démesurée ? Je ne le pense pas. Pour Camus, dont la chair fut blessée par le drame algérien, il y avait une sorte de nécessité de crier – et de le faire en français – que l'Histoire est une tempête tragique, mais que l'homme peut se tenir debout dans la tourmente. La grandeur d'un écrivain est de le dire librement dans sa langue, le mieux possible, dans l'ici et le maintenant, de telle sorte que par l'écriture soit frôlé le sacré. Qu'ainsi soit approché l'universel, c'est-à-dire l'unité et l'éternité des glaises humaines.

Parmi les imaginaires francophones possibles, j'aperçois celui de dire l'humain. Celui de ranimer, entre le haut et le creux des vagues de l'Histoire, l'espoir déçu mais persistant d'une humanité plus " républicaine " bâtie sur le trinôme " liberté-égalité-fraternité ". Et de l'exprimer en français, langue engagée mais non alignée. Langue de combat mais non de guerre. Langue de lumière mais non de feu. Langue prophétique qui annonce la liberté au monde, non pas en langue-tract qui insinue le désordre. Ni une langue-manifeste. Mais bel et bien une langue insolente, impertinente, politiquement incorrecte, accoucheuse de nations et d'avenir. Car la langue française au-delà ou à cause de ses règles sévères et en raison des messages qu'elle colporte sur son dos malgré les chemins périlleux et les hautes frontières, est liberté en soi. Oui, splendeur de la liberté ici encore.

J'ai parlé d'imaginaire francophone. Erreur peut-être de n'avoir pas évoqué un imaginaire français tout simplement ? J'avoue avoir seulement voulu ménager ceux qui redoutent la confusion entre la langue des Francophones de partout et de nulle part en dehors de l'Hexagone, et la langue d'un seul État-Nation, la France. La question vient de ce que la langue commune nous appartient aussi, nous autres Francophones, et que nous lui appartenons. Aussi d'aucuns préfèrent-ils le vocable unificateur de francité. À vrai dire, l'espace francophone est l'espace français, en tout cas pour les pays de souche, du " premier cercle " tels que la Suisse romande, le Québec, la Wallonie, le Val d'Aoste… Il serait grand temps à cet égard que l'on cesse de vouloir fabriquer – et avec quel artifice – un français de Belgique ou un français du Québec qui vivraient et évolueraient de manière autonome voire même à distance du français de France. Il y a, et c'est heureux, de superbes québécismes ou wallonismes qui augmentent le patrimoine commun. Mais la langue a besoin d'unité et de cohérence, surtout en face des offensives qui s'organisent contre elle. La chère Antonine Maillet est à la fois d'Acadie et de France. Simenon fut aussi liégeois que français. Ces allégeances superposées n'ont rien de stupide ni de criminel. Sauf aux yeux de quelques personnalités de chez nous qui osent dire – et en français ! – " qu'elles sont de culture wallonne mais pas de culture française " (sic). En septembre 1998, ce fut le cas de M. Van Cauwenberghe, ministre de la Communauté française (  !), dont le combat pour une légitime réappropriation de leur identité par les Wallons a été remarqué mais qui s'égare absolument en reniant la francité sans laquelle il n'existerait pas ! Et nos bons auteurs régionalistes, d'Arsène Soreil à Jean Tousseul, de Jean-Pierre Otte à René Henoumont, auraient-ils existé sans la langue française ? L'immense Giono était-il moins provençal parce qu'il écrivait le plus somptueux des français, était-il moins Français parce qu'il se disait de Provence, et avec quelle force et quel amour ?

Chacun ne pourrait-il s'accorder en considérant ce fait puissant, à savoir que la langue française a désormais " échappé " à l'État-Nation qui l'a mise au monde, que le bel oiseau a quitté son nid et que telle une bête joyeuse qui s'est répandue dans la forêt, elle a fait beaucoup de " petits ", elle s'est, en un mot, multipliée. Oserais-je cette incongruité : si la langue française est une patrie, on voit bien également que la langue française elle-même n'a plus de patrie au sens géopolitique du terme. Si elle n'a plus de patrie, c'est qu'elle en a plusieurs. Tellement que la voici apatride. Elle est en Europe, aux Amériques, en Afrique, en Asie, en Océanie. C'est pour elle une planche de salut. Subtile alchimie : elle devient parfois créolité. Mais toujours, elle est choix de civilisation pour beaucoup de peuples. En guise de conclusion à mon exposé, je saluai les écrivains venus des Caraïbes, de l'Afrique noire, de l'Océan indien, du Québec ou d'Acadie, du monde arabe ou de Bruxelles. Je les remerciai d'aimer la France sans complaisance ni servilité mais également sans complexe et sans rancune nonobstant le fait, majeur pour certains d'entre eux, de l'ancienne colonisation. En vérité, je les sentais heureux d'être présents et ensemble, heureux d'être ici comme on est à la maison.

La langue française n'est pas " la " langue universelle. Mais elle a vocation à l'universalité. C'est aujourd'hui sa force principale. Elle offre ses services (par exemple la chaîne de télévision TV5) et ses utilités juridiques, scientifiques, commerciales. Elle n'est pas la langue d'une puissance dominante. Les peuples qui s'intéressent à elle lui demandent en retour de s'offrir sans s'imposer et sans marchander. Que sa musique frappe donc doucement à la porte des nations qui ont un impérieux besoin d'une langue de communication internationale. Ainsi le monde pourrait-il encore lui sourire.

Admirable éloge de la langue française par l'écrivain Jean-Marie Le Clézio (prix Nobel de littérature) dans L'Express du 7 octobre 1993. Extraits : " […] On n'a pas le choix de sa langue. La langue française, parce qu'elle était ma langue maternelle, était une fatalité, une absolue nécessité. Cette langue m'avait recouvert, m'avait enveloppé, elle était en moi jusqu'au tréfonds […]. C'était la langue française. Ma langue. Ma personne, mon nom en quelque sorte. Sans le savoir, sans le vouloir, elle me donnait sa beauté, sa douceur […]. Pour moi qui suis un îlien, un descendant de Breton émigré à l'île Maurice, quelqu'un d'un bord de mer, qui regarde passer les cargos, qui traîne les pieds sur les ports, quelqu'un qui n'a pas de terre, qui ne s'enracine pas dans un terroir, comme un homme qui marche le long d'un boulevard et qui ne peut être ni d'un quartier ni d'une ville, mais de tous les quartiers et de toutes les villes – la langue française est mon seul pays, le seul lieu où j'habite. Non pas la langue que j'entends, ni celle qui s'écrit dans les livres, mais la langue qui parle au fond de moi, quelquefois même sans mots, juste un mouvement instinctif, quelque chose qui tremble, qui trouble, qui passe, qui pose des pierres… "

Charles-Joseph de Ligne (1735-1814) était le causeur et le mémorialiste le plus spirituel de son temps. Les cours et les salons se disputaient sa conversation. Celui qui fut l'ami de la Grande Catherine, de Goethe et de Casanova était le plus Européen des Wallons et le plus Wallon des Européens. Il se sentait Français à Vienne et Autrichien à Versailles. Les recrues de son régiment étaient des jeunes gens de chez nous. Avec la plus tendre des affections, il les appelait " mes Wallons ". Le philosophe-moraliste-homme d'esprit avait osé cette sentence : " On ne rit bien qu'en français ! "

Dans une excellente étude [1], le professeur Maurice Piron a bien montré comment la Wallonie, à chaque étape de son passé intellectuel, s'est trouvée " sur le versant français ", comment et pourquoi, dès le Moyen Âge, nous avons spontanément adopté le français, en tout cas comme langue écrite." […] Le processus de francisation de la région wallonne ne s'est pas accompli à la façon d'un parachutage de commandos envoyés de Paris. C'est par osmose qu'a été gagnée au parler de l'Île-de-France la vaste zone où des parlers frères s'étaient développés parallèlement, des parlers issus de la même souche latine, ces dialectes gallo-romains qui s'appellent ici le wallon, à côté le picard ou le lorrain, un peu plus loin le normand, l'angevin ou le bourguignon. C'est la tapisserie à la trame continue et aux mailles variées que, de villes en villages, la langue d'oïl tisse silencieusement, pendant des siècles, depuis Liège jusqu'à la Loire et le Rhône, à travers le morcellement de la féodalité, par-dessus les regroupements territoriaux, indifférente pour tout dire aux formations politiques qui se font ou se défont… " Et quand, vers 1200, le latin commence à céder la place à la langue vulgaire pour la rédaction des conventions commerciales ou des actes notariés, puis des chartes communales, ce n'est pas n'importe lequel des idiomes régionaux que l'on choisit comme langue de l'écriture, mais l'un d'entre eux, celui de l'Île-de-France qui devient langue commune pour deux raisons  : sa position centrale et son prestige de parler de la cour de France. Cela se confirmera de Liège, ville d'Empire pourtant, à Tournai ville royale, mais aussi dans une partie de ce qui deviendrait la Flandre, par exemple à Louvain, à Courtrai ou à Ypres…

Quant aux régions qui formeraient plus tard la Wallonie, elles n'eurent pas à opter pour une langue de culture plutôt que pour une autre. Maurice Piron montre que " l'adoption du français était inscrite à l'avance dans le conditionnement intellectuel qui était celui d'une partie de l'Europe occidentale s'étendant au sud de la frontière germano-romane ". Et il ajoute : "Nos pères ont été des gens de langue française bien avant ceux de Bergerac, de Toulouse ou de Toulon, et il n'a jamais fallu chez nous une ordonnance de Villers-Cotterêts pour nous enjoindre d'avoir à rédiger nos papiers en français : en 1539, c'était fait depuis longtemps !"

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