Les Rectifications orthographiques de 1990

Les Rectifications orthographiques de 1990

Réforme de l'orthographe : le point de vue d'Hubert Joly

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Article 1er : On ne doit jamais parler de réforme de l’orthographe car c’est un abus de langage.

Les dispositions adoptées en 1990 par l’Académie française n’ont jamais revêtu le caractère d’une réforme mais simplement celui de "Rectifications orthographiques" de caractère ponctuel pour corriger des erreurs ou des inconséquences accumulées au fil des huit éditions précédentes du Dictionnaire de l’Académie. Ce n’est que sur quatre points, très modestes, que l’Académie a adopté des usages normalisés :

  1. Suppression de l’accent circonflexe sur i et u sauf dans les formes verbales (passé simple, imparfait et plus-que-parfait du subjonctif ou conditionnel passé deuxième forme) et quelques homonymes comme dû, sûr, mûr, mûre, jeûne. En particulier, sur le i l’accent circonflexe qui remplaçait un s ancien n’a plus de valeur étymologique et n’a pas de valeur phonétique contrairement au a et au o de âne, pâte et de dôme ou binôme.
  2. Déplacement du tréma désormais placé sur la première des deux voyelles et non sur la seconde comme dans cigüe au lieu de ciguë, aigüe au lieu de aiguë, ambigüité au lieu de ambiguïté, (besaigüe et bisaigüe au lieu de besaiguë et bisaiguë !) ou établissement du tréma pour éviter une faute de lecture comme dans gageüre au lieu de gageure.
  3. Remplacement de la séquence ell ou ett par èl et èt dans les verbes en eler et eter sur les modèles il coquète au lieu de il coquette, elle annèle au lieu de elle annelle, sauf appeler, il appelle, jeter, elle jette et leurs dérivés rappeler, rejeter, etc.
  4. Rationalisation du pluriel des mots composés d’un substantif suivi d’un trait d’union et d’un verbe à la troisième personne du singulier de l’indicatif. Le complément portera toujours la marque du singulier au singulier et celle du pluriel au pluriel sans qu’il soit besoin de faire une analyse sémantique sur le nombre des éléments en cause. Un couvre-pied, des couvre-pieds, un porte-avion, des porte-avions.
  5. Ainsi qu’on peut le constater, par le contre-exemple d’appeler et de jeter, la plupart des modifications portent sur des mots dont certains peu fréquents, parfois vraiment rares ou vieillis et, si l’on excepte l’accent circonflexe, n’apparaissent au mieux, selon les calculs du linguiste-statisticien Charles Muller, que dans une page de texte sur cinq.

Article 2 : L’orthographe du français n’est pas immuable.

Il suffit de regarder les textes des grands auteurs dans leur graphie d’origine pour se rendre compte des immenses variations de la forme écrite du français aussi bien dans le temps que d’un auteur à l’autre. Les textes de Montaigne, Molière ou de Chateaubriand sont les témoins irrécusables de ces dissemblances. L’orthographe du français est demeurée fluctuante pendant très longtemps depuis le Moyen-âge. Tout le monde sait combien l’orthographe du français peut paraitre compliquée aux usagers français, francophones ou étrangers à notre langue. C’est qu’elle est une superposition de graphies héritées du latin, des langues germaniques apportées par les invasions barbares des Ve et VIe siècles, du grec, de l’italien, de l’allemand, de l’espagnol puis de l’anglais et même, pour un millier de mots, de l’arabe, pour ne pas parler de termes propres à d’autres civilisations. Cet empilement s’est fait sans ordre ni méthode au fil des siècles.

Toutefois, la première tentative de rationaliser notre orthographe date quand même de 1529. A la Renaissance, les frères Estienne encouragent les graphies étymologiques adoptées dans leur édition de la Bible de Jean Calvin, ce qui leur donne une très grande diffusion, et l’Académie française adoptera la même attitude lors de la première édition de son Dictionnaire (1694), en s’efforçant de rappeler dans la graphie des mots leur origine grecque ou latine au détriment de la pure phonétique. Au XVIIIe siècle, l’Académie, sous l’impulsion de l’abbé d’Olivet, a tenté une première et modeste rationalisation avec notamment la généralisation de la graphie é et è, ainsi que la suppression de quelques consonnes doubles (Changement de la graphie de pas moins de 6 177 mots !). Mais, en dépit de nouveaux efforts de rationalisation en 1762 et 1798, de nombreuses incohérences ont persisté, de sorte qu’aucun linguiste, littérateur ou académicien n’est absolument certain d’écrire notre langue sans fautes puisqu’il n’existe pas de correspondance rigoureuse (biunivoque) entre les signes graphiques et les sons entendus ou prononcés. Déjà, Voltaire s’en étonnait : "L’écriture est la peinture de la voix, plus elle est ressemblante, meilleure elle est".

Le grand public ignore que l’Académie n’a jamais cessé de modifier ses graphies sans se préoccuper ni des apports de la linguistique, ni des nécessités de la pédagogie. Avant nos Rectifications orthographiques, l’Académie n’a-t-elle pas, sans tambours ni trompettes, modifié la graphie de 505 mots entre la septième et la huitième édition de son dictionnaire. En outre, ne comptant que 35 000 mots, le Dictionnaire de l’Académie laissait sans graphie autorisée tous les mots qui ne figuraient pas en vedette dans son corpus. Elle a fait de même dans chacune des huit éditions précédentes de son dictionnaire. Il a fallu la première généralisation de la scolarisation dans les années 1835-38 pour que l’on se préoccupe vraiment de la question. Aux enseignants qui demandaient quelle norme appliquer, on a répondu qu’il n’avait qu’à se référer au Dictionnaire de l’Académie. Comme ce dernier était quasiment introuvable pour les nombreuses cohortes d’instituteurs, le relais a été pris par les dictionnaires des maisons d’édition qui, effectivement, se sont conformés aux graphies de l’Académie.

Les présentes Rectifications orthographiques ne sont donc nullement le fruit d’une subite révolution mais simplement le résultat du processus constant par lequel l’Académie fait évoluer la langue. On ne sait par quelle crispation inattendue une telle évolution a soudain révulsé certains milieux qui se piquent de conserver à la langue une pureté qu’elle n’a jamais eue à aucun moment de l’Histoire et qui ne relève que du plus pur fantasme (j’aurais pu écrire phantasme).

Article 3 : L’orthographe n’a jamais été un monument historique qui devrait demeurer immuable dans le temps.

Elle est, dans son essence même, un simple code qui s’efforce, avec plus ou moins de succès, de faire correspondre des signes et des sons. Le moins possible de signes pour rendre chaque son. Il est tout à fait souhaitable que ces correspondances soient biunivoques, c’est-à-dire qu’à chaque son correspondrait un signe graphique et un seul, et que chaque signe ne puisse correspondre qu’à un son et un seul. On est bien loin d’une langue qui serait phonétique, contrairement à certaines qui, comme l’arabe ou l’allemand, sont beaucoup plus proches de cet idéal que la nôtre.

Comme celui de la route, le code orthographique se doit d’être simple et sûr, sinon il cesse d’être compréhensible même si les accidents orthographiques sont moins graves que les accidents d’auto…

Deux faits nous interdisent, à échéance humaine, d’arriver à l’idéal souhaité par les pédagogues : d’une part, parce que les usages créés dès la Renaissance ont privilégié les graphies étymologiques rappelant l’origine des mots d’où un foisonnement de ph et de th censés être hérités de l’origine grecque des vocables, d’autre part, parce que l’introduction incessante de mots étrangers appartenant à des systèmes linguistiques différents du nôtre détruit le peu de biunivocité de notre système graphique. La plus grande attaque vient de l’anglais dont les voyelles et même les syllabes n’ont pas du tout les mêmes correspondances que les nôtres.

Imaginons un instant que, mue par une volonté réformatrice unanime, l’Académie renonce au ph et au th. Quelle levée de boucliers ! Pourtant, les Italiens et les Espagnols l’ont fait et l’on n’a déploré aucun suicide dans leurs rangs. On l’a bien vu avec le nénufar d’avant 1935, devenu nénuphar parce qu’on le croyait grec et redevenu nénufar depuis 1990 ! ! ! Qu’en penseraient les grenouilles de Claude Monet ?

On l’a dit et vu, la volonté normalisatrice, le besoin de rationaliser notre orthographe ne sont pas nouveaux. Depuis l’imprimeur Geoffroy Tory, en 1529, on n’a jamais cessé de proposer des améliorations, sans succès véritable. Pourtant la liste est longue de ceux qui s’y sont essayé : Jacques Dubois (1531), Etienne Dolet (1540), Louis Meigret (1550), Jacques Pelletier (1550), Pierre de la Ramée (1562), Robert et Henri Estienne (1540 et 1557), Nicot (1606), Antoine Oudin (1633), Philibert Monet (1625), grammaire de Port Royal (1660), Louis de l’Esclache 1668), Lartigaut (1669), Louis de Courcillon de Dangeau (1693), Gilles Ménage (1673), Mézeray (1693), puis Claude Buffier (1709), l’abbé Girard (1716) et plusieurs autres abbés dont surtout l’abbé d’Olivet (1740). Et ce n’est pas fini. Au milieu du XIXe siècle, Édouard Raoux, Suisse (1866), Ambroise Firmin-Didot (1867), un peu Littré (1863). En 1886, se crée une Société de réforme orthographique avec de nouveaux noms comme Paul Passy, Arsène Darmesteter, la pétition à l’Académie de Louis Havet en 1889, et en 1872 une Société de philologie française, et déjà des critiques : Michel Bréal (1889), Charles Lebaigue (1889), Léon Clédat (1889).

Au tournant du siècle, l’Arrêté de tolérance du ministre Léon Bourgeois restera lettre morte, comme la Note à la commission du dictionnaire d’Octave Gréard (1893), les travaux de Gaston Paris, ou même l’Association pour la simplification de l’orthographe créée en Algérie en 1895, la pétition de la Société de réforme orthographique de 1896, la revue Le Réformiste en 1897 ne mèneront à rien.

Un peu d’espoir revient avec les deux arrêtés de tolérance (le mot fait sourire) du ministre Georges Leygues en 1900 et 1901. Une nouvelle commission de réforme est nommée en 1903 avec Paul Meyer mais l’Académie s’y oppose. Nouvelle pétition en 1905. Commission de réforme de Ferdinand Brunot (1905). Nouvel échec alimenté par un courant anti-réformiste…

En 1939-40, nouvelle initiative de Dauzat et Damourette. Propositions de Charles Beaulieux (1952) et enfin les deux commissions ministérielles d’Aristide Beslais (1950) Nouvel échec.

Ce n’est pas par plaisir que j’énonce ces tentatives mais pour montrer l’impossibilité de parvenir à une réforme quelconque, l’Académie campant sur ses positions et se contentant de picorer sans ordre, ni méthode, ni cohérence dans les diverses propositions et persistant à ignorer superbement aussi bien les apports de la linguistique que les travaux des pédagogues.

Enfin Malherbe vint… Pas lui, mais Pierre Laurent

En effet, il a fallu les premiers travaux du Conseil international de la langue française mandaté par le Secrétaire général du Ministère de l’Éducation, Pierre Laurent, aux fins d’étudier les propositions contenues dans un ouvrage de René Thimonnier, Le système graphique du français, publié en 1967, pour que notre institution soit chargée de donner un avis et de faire des propositions de réforme. Sur sa table de cuisine, aidé par sa femme, Thimonnier, descendant de l’inventeur de la machine à coudre, commença à isoler dans le Dictionnaire de l’Académie un certain nombre de séries graphiques homogènes mais assorties de nombreuses exceptions. Il entreprit de les classer et de réformer les incohérences nombreuses dont il fit un projet de réforme, pas très ambitieux mais méritoire. De 1968 à 1972, le Conseil international de la langue française étudia et modifia sur certains points le projet Thimonnier au sein d’une commission internationale associant Wallons, Québécois et Suisses. Ces propositions présentées à l’Académie française en 1972 sont miraculeusement adoptées par elle par une lettre de son Secrétaire perpétuel, Jean Mistler, datée du 14 février 1975, et publiées dans un article de notre revue La Banque des mots en 1976.

Le total est nettement inférieur aux 297 mots (hors les mots composés) que le CILF avait proposé de rectifier. Cette rationalisation est donc infiniment modeste. Pour la suite, l’Académie "communique ses conclusions à Monsieur le ministre de l’Éducation nationale. C’est à lui qu’il appartiendra de leur donner la sanction de son autorité dans le domaine de l’enseignement". Hélas, quelques années plus tard, l’Académie se déjugera. Pour faire bonne mesure, on ajoutera encore un arrêté Haby du 28 décembre 1976, resté sans suite. Il faudra le gouvernement de M. Michel Rocard pour que le projet de rationalisation de l’orthographe ressorte des limbes sous l’autorité du nouveau Conseil supérieur de la langue française. Cette fois, l’Académie l’adoptera et il sera publié au Journal officiel de la République française, les pays francophones consultés étant invités à se joindre au mouvement.

Las, le ministère de l’Éducation qui, au XIXe et au début du XXe siècle, s’était fait le promoteur des divers projets de réforme de l’orthographe, ne prêtera presque aucune attention aux décisions de l’Académie sauf en 2008. Dès lors les maisons de dictionnaires, courageuses mais pas téméraires, se contenteront de picorer quelques termes dans les listes de l’Académie et, après les hurlements des conservateurs de tout bord, le silence de l’oubli pèsera à nouveau sur les destinées de l’orthographe française.

Pourquoi la Ministre de l’Éducation a-t-elle ressorti des tiroirs poussiéreux de son administration les Rectifications orthographiques de 1990 après 26 longues années d’ignorance ? C’est un mystère aussi épais que celui du suaire de Turin … Mais il n’importe. Ce qui compte est qu’un certain nombre d’incohérences accumulées au fil des siècles sont enfin corrigées. Une seule réforme est visible : celle qui consiste à supprimer l’accent circonflexe sur i et u sauf dans les formes verbales (passé simple et imparfait du subjonctif) et quelques homonymes comme dû, sûr, mûre, etc.

On est loin d’une révolution. Cela n’empêche pas quelques attardés qui, comme les émigrés de la Révolution française n’ont, selon le mot de Talleyrand prononcé en 1813, "rien appris et rien oublié", de jeter à nouveau feu et flamme contre un texte vieux de plus d’un quart de siècle. Pourtant, aussi bien l’Académie que le ministère de l’Éducation leur laissent tout loisir de continuer à appliquer leurs vieux usages, jusqu’à leur mort et même dans leurs écrits posthumes…

Cela n’a pas empêché l’Académie dans un communiqué daté du 11 février 2016 de rappeler :

"Dans sa séance du 16 novembre 1989, confrontée à un projet de simplification de l’orthographe, elle a adopté à l’unanimité une déclaration qui rappelait fermement son opposition à toute modification autoritaire de l’orthographe. L’Académie a réaffirmé qu’il n’appartient ni au pouvoir politique ni à l’administration de légiférer ou de réglementer en matière de langage, l’usage, législateur suprême, rendant seul compte des évolutions naturelles de la langue, qui attestent sa vitalité propre."

Sans se montrer fermée à certains ajustements ou tolérances, l’Académie s’est donc prononcée en faveur du maintien de l’orthographe d’usage, conseillant "de laisser au temps le soin de la modifier selon un processus naturel d’évolution" qui ne porte pas atteinte au génie de la langue et ne rende pas plus difficile d’accès l’héritage culturel."

En instaurant l’usage comme législateur suprême, alors que personne n’ose y toucher, l’Académie fait preuve d’une hypocrisie évidente et même de lâcheté puisqu’elle n’ose pas prendre de décision sur un texte anodin vieux de 26 ans. Car qui est l’usage, ce personnage fantomatique que personne n’a jamais vu et que l’on invoque pour les besoins de n’importe quelle cause ? Le seul intérêt de ce communiqué est de montrer que la compagnie se défausse de ses responsabilités en la matière et que l’orthographe peut être modifiée par d’autres instances.

Mais on voit aussi poindre le bout de l’oreille.

"L’Académie s’interroge sur les raisons de l’exhumation par le ministère de l’Éducation nationale d’un projet vieux d’un quart de siècle et qui, à quelques exceptions près, n’a pas reçu la sanction de l’usage. Plus que la maîtrise de l’orthographe, défaillante, c’est la connaissance même des structures de la langue et des règles élémentaires de la grammaire qui fait complètement défaut à un nombre croissant d’élèves, comme le montrent les enquêtes internationales menées ces dernières années, qui, toutes, attestent le net recul de la France par rapport à d’autres pays européens dans le domaine de la langue."

Tout le monde sait que le recul du français dans le monde est avant tout dû à l’écrasante prédominance des Anglo-saxons dans les domaines de la science, de la technique et de l’industrie. La défaillance de l’orthographe ou des structures de la langue n’est donc pas en cause.

Quant à lui, le Conseil international de la langue française qui a, depuis belle lurette, approuvé les Rectifications orthographiques et suivi l’Académie en les introduisant dès l’origine dans toutes ses publications sans que personne n’y ait trouvé à redire. Il persiste donc, signe et continuera sans faiblir à appliquer les Rectifications orthographiques.

Répétons-nous donc et redisons :

Non, l’orthographe du français n’est pas un monument historique, elle est un code. Il ne faut pas s’embarrasser de vieilleries fautives et de complications inutiles. Il nous reste encore beaucoup à faire pour rendre plus rationnelle notre orthographe. On n’a même pas touché aux transcriptions ph et rrh du fi et du ro (rho, rhô !) grec. Ne boudons donc pas notre plaisir. Adoptons sans barguigner les nouvelles consignes. Et pour le reste, imitons Jésus Christ : "Laissez les morts enterrer les morts", même s’ils agitent encore un peu les orteils…

Hubert JOLY
Secrétaire général du Conseil international de la langue française


Bibliographie de travaux du CILF consacrés à l’aménagement de l’orthographe.

  • Pour l’harmonisation orthographique des dictionnaires par Joseph Hanse CILF 1988
  • Monsieur Duquesne et l’orthographe par Charles Muller CILF 1998
  • La réforme de l’orthographe par Monika Keller, CILF 1999
  • Penser l’orthographe de demain par Georges Legros et al. CILF 2009
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