3 réponses aux Linguistes atterrés


3 réponses aux "Linguistes atterrés"

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Le groupe dit des Linguistes atterrés a lancé une grande offensive médiatique en faveur d'une soi-disant liberté d'évolution de la langue française, sur le mode "tout va très bien madame la marquise" s’élevant contre toute tentative de régulation, notamment par l'Académie française.


Les linguistes veulent-il la peau de la langue française ?

par Yves Montenay
lire cette tribune sur le site d'Yves Montenay

Ce groupe a lancé une grande offensive médiatique en faveur de la liberté d'évolution de la langue française, s’élevant contre toute tentative de régulation, notamment par l'Académie française. Je pense qu'ils sont passés à côté du problème principal : le maintien de l'intercompréhension entre francophones dans l'espace et dans le temps. Au lieu de traiter cette question qui me paraît fondamentale, ils amusent leurs lecteurs avec des points secondaires. Une déformation professionnelle ? Parmi ces points secondaires du manifeste de nos “atterrés”, j'ai relevé les suivants :

  • Et si on faisait connaître la grammaire de l’oral en intégrant au collège et au lycée des cours de grammaire comparant écrit réel et oral réel en français ?
  • Et si on enseignait des éléments d’histoire de la langue dès le collège ?
  • Si on montrait les textes de Molière en graphie de l’époque ?
  • Si on faisait écouter des enregistrements en prononciation restituée ? Si même on s’y entraînait !

Ma réaction à tout cela est : pourquoi compliquer encore l'enseignement du français, alors que c'est un des points faibles de notre système scolaire ? Mais une dernière réflexion de nos linguistes me permet de comprendre : "Linguiste, c'est un métier". Ce dernier point me paraît révélateur : toutes ces considérations révèlent une déformation professionnelle, peut-être intéressée. Il s'agit d'alimenter les linguistes en travaux intellectuellement passionnants : des dictionnaires, des grammaires, des manuels, de toutes les variétés de français qui ne manqueraient pas d'apparaître. J'ai constaté cette tentation en Côte d'Ivoire et au Cameroun, où existent des formes argotiques du français (le nouchi, le camfranglais...) parsemés de mots des langues locales. Quel travail passionnant serait en effet pour des linguistes que l’officialisation de ces parlers avec tous les travaux que cela implique ! Mais mon souci n'est pas de fournir du travail aux linguistes. C'est le maintien de l'intercompréhension entre francophones. Car l’évolution du français devrait être un enrichissement, alors que ce serait souvent une déstructuration et un éclatement qui pourrait mener à ce qui est arrivé au latin qui a disparu au bénéfice des multiples langues romanes. En effet, le terme " évolution " est trompeur car il a une connotation positive, alors que le phénomène est tout autre : la déstructuration, voire la destruction de la continuité de la langue dans l’espace et dans le temps. L’écrit implique le régalien…

Nous ne sommes plus au Moyen Âge : l'éclatement du latin en diverses langues romanes non inter-compréhensibles s'est fait à une époque où la scolarisation, forcément en latin puisque les autres langues n'étaient pas standardisées, était extrêmement réduite, et limitée à quelques précepteurs, puis plus tard à la partie supérieure de la hiérarchie catholique. Cette dernière a préservé le latin comme langue écrite, jusqu'à l'apparition de l'imprimerie et la traduction de la Bible dans des langues nationales. Aujourd'hui, c'est la diffusion de l'écrit qui génère une standardisation : le vocabulaire et la grammaire sont normalisés et largement figés. Cette standardisation est accompagnée par le pouvoir : François Ier décide, par l’Ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, que la vie juridique doit se faire en français et non plus en latin. La normalisation de la langue par l'écrit a été nécessaire pour qu'elle soit juridiquement précise et comprise dans tout le royaume, et bien au-delà dans le cas du français. C’est grâce à cette normalisation que nous comprenons les textes écrits depuis cette époque. Les quelques modifications d'un texte de Molière épinglées par nos “Linguistes atterrés” sont anecdotiques et il n'y a aucun obstacle à la compréhension du texte de l'époque. Et ce qui était valable à l'échelle française sous François Ier l'est maintenant au niveau de la francophonie : une dislocation de la francophonie signifierait la fin du français comme langue internationale. Passons maintenant à des arguments d’une autre nature.

L’enrichissement, oui, le massacre, non !

Traditionnellement, l’enrichissement s’est fait par la francisation de l’orthographe et de la prononciation : l’anglais " riding coat ", le vêtement de la chasse à courre, a donné " redingote ". Plus tôt, l’arabe al gabr (démontrer) avait donné algèbre. Au XXe siècle, il y a eu l’invention du mot " ordinateur " en 1955 par François Girard, responsable du service publicité pour IBM, sur les conseils de son ancien professeur de lettres à Paris, Jacques Perret, alors que beaucoup de langues ont gardé le mot anglais computer (calculateur). Cet enrichissement est positif. Mais aujourd’hui le franglais ne francise pas les mots nouveaux et surtout en intègre d’inutiles, ce qui dévalorise la langue au lieu de l’enrichir. Citons, parmi tant d’autres, l’exemple du terme "challenge ", fréquent dans la presse économique et qui tend à s’imposer dans le langage courant. Challenge est de plus prononcé à l’anglaise " tchallinge " alors que c’est l’exact synonyme du mot défi qui a l’avantage d’être plus court et de ne pas bouleverser le lien entre orthographe et prononciation.

Bref, pour les défenseurs du français, ce qu’envisagent nos “Linguistes atterrés” n’est pas une évolution ni un enrichissement, mais une corruption.

Communiquer oui, mais aussi raisonner !

Il y a un deuxième débat derrière le " laisser-faire " en matière linguistique et un encadrement régalien. C’est celui de l’usage de la langue. Une opinion est que la langue ne sert qu’à communiquer : peu importe la langue et son vocabulaire, l’essentiel est d’être compris, ici et maintenant. C’est la forme extrême d’une opinion majoritaire dans beaucoup de milieux, même instruits. À l’opposé, une minorité, mais très influente, donne un rôle culturel à la langue : c’est l’expression d’une communauté dont les valeurs se sont exprimées dans des œuvres classiques.

La langue structure notre pensée

Certains vont plus loin encore en disant que la langue structure la pensée : un Français de formation classique ne pensera pas comme un Américain et encore moins comme un Chinois ou un Africain, dont les textes de référence sont totalement différents. Une conséquence de cette opinion est qu’il faut que des textes anciens restent lisibles, non seulement en France, mais dans les autres pays de la francophonie, donc qu’il y ait un enrichissement, mais non une déstructuration. Les régimes autoritaires l’ont bien compris qui veulent " du passé faire table rase". Citons la Russie soviétique, la Chine de l’époque maoïste et son rebondissement actuel avec " la pensée du président Xi " et bien d’autres despotes de moindre envergure, qui ont tous en commun d’avoir simplifié et appauvri leur langue nationale, notamment pour limiter le passé et le présent à ce qui leur convenait. Pour aller plus loin dans l’analyse du rôle de la langue dans la réflexion, je vous recommande le site de l’Observatoire Européen du Plurilinguisme.

Contre une perte de la richesse et de l'exactitude de la langue

Nous avons vu les complications scolaires, géographiques et historiques entraînées par une transformation rapide. Par ailleurs, cela peut mener à une perte de sa richesse lexicale et à une difficulté à préserver certaines nuances et subtilités spécifiques au français. Je pense notamment à la disparition du passé simple, pourtant vecteur de précision. Plus généralement cette précision, supérieure à celle de l’anglais d’après les juristes internationaux, disparaîtrait avec la dislocation de la grammaire. Finalement, si suivre l’évolution spontanée du français paraît une idée de bon sens, elle paraît peu praticable à l’examen. Dans l’idéal, il faudrait une organisation à l’échelle de la francophonie ayant pour mission une aide à l’enrichissement par des banques de terminologie communes et un œil sur les programmes scolaires pour veiller à une bonne continuité dans l’espace et dans le temps des principales règles de grammaire. Nous avons tous remarqué que l’Académie française commençait à s’internationaliser. Elle devrait aller plus loin en accueillant la crème de la francophonie, et la richesse de ses vocabulaires variés. C'est un des très rares points d'accord avec nos “atterrés”, qui, pour tout le reste, me semblent avoir cédé à leur déformation professionnelle intéressée de tronçonner les langues à l'infini.

Yves Montenay est auteur et conférencier en démographie, géopolitique et Francophonie, et président de l'ICEG (Institut Culture Économie et Géopolitique)


Réponse aux Linguistes atterrés de Jean-Louis Chédin

Nous ne sommes pas les seuls, à ALF ou autour d'ALF, à nous passionner pour l'évolution et le destin du français : les "Linguistes atterrés" s'y intéressent aussi, quoique sous un autre angle : en fait foi le manifeste polémique, intitulé hardiment : "Le français va très bien, merci" (Collection "Tracts" de Gallimard, mai 2023). Le tract prend à partie sévèrement le conservatisme supposé d'élitistes, de "puristes" de la langue, refusant de s'accommoder de l'évolution (ou des évolutions) en cours et des nouveaux critères, s'agissant d'une langue qui a d'ailleurs toujours évolué, nous rappelle-t-on, au cas où nous l'aurions oublié. Parlons-en ici, avant peut-être de se parler d'un bord à l'autre ; car enfin, nous ne sommes pas si nombreux à nous interroger sur la vitalité du français.

Tout le manifeste des L. A. (pour "Linguistes atterrés") est traversé par la tension permanente entre, si l'on peut dire, le normatif et le constatif. C'est-à-dire entre les exigences, les règles grammaticales, orthographiques, de vocabulaire ou de construction, qui structurent une expression "correcte" (sinon élégante), et les mille pratiques usuelles qui en sortent, quand elles ne sortent pas du français purement et simplement… Mais, ne pas s'enfermer dans une alternative, sans autre issue, est sans doute la leçon à tirer d'une telle confrontation.

L'opposition entre correct et incorrect au plan de l'expression est assimilé trop vite par les L.A. à une manifestation de classe ; le "correct" étant soi-disant le privilège d'une élite sociale (dont le langage, pourtant, s'avère souvent approximatif ou négligé). Le manifeste, en dépit ou à cause de sa prétention scientifique, penche vers un relativisme mou, sur le principe que ce qui est l'emporte sur ce qui doit être. Or, langue et langage humains, comme l'expliquait Durkheim, qu'on le veuille ou non, sont une "institution" au sens large, non pas seulement un phénomène naturel à observer (comme le "langage" des abeilles).

D'autre part, laisser s'instaurer ici ou là des "novlangues", comme les appelait George Orwell, au service d'un intérêt, d'une communauté ou d'un pouvoir quelconque n'est pas sans risque. Certains régimes s'entendent à remplacer le mot qui gêne par quelque ersatz vicieux, appelant choux des lentilles et "opération militaire spéciale" une invasion en bonne et due forme. Dans le débat actuel autour d'un "droit à mourir dans la dignité", les mots comptent (euthanasie, suicide assisté, aide active ou passive…). Non, la formation au mode d'expression correct et au choix du terme juste n'est pas un luxe pour précieux, mais une condition d'intelligibilité (ce dont les L. A. ne disconviennent pas, malgré certains passages risqués).

Les L. A. le soulignent justement : une langue ne s'use que si l'on ne s'en sert pas. "Il n'existe qu'une seule et unique manière de massacrer une langue, c'est de ne pas l'utiliser et de ne plus la transmettre" (p. 47)… Les langues régionales ne le savent que trop ! Reste que le français lui-même n'est plus employé dans les échanges scientifiques (ce qui pourrait faire réagir nos Linguistes atterrés, et scientifiques) ni dans la langue économique ou financière ; et est en voie d'effacement dans les institutions internationales (à commencer par l'Union européenne). Serait-il devenu inutilisable ? Allons donc ; il y a surtout là une forme… franchement atterrante, de renoncement. Pourquoi ne pas le dire, pourquoi cette omerta ?

À juste titre aussi, les L. A. s'interrogent sur l'efficacité d'instances officielles, chargées d'une régulation linguistique et de délivrer des équivalents, en français, de termes étrangers surgissant chaque semaine comme des champignons. Tâche difficile. Proposer "icône de la mode" pour "it-boy" ou "sac iconique" pour " "it-bag" laisse légèrement sceptique. Mais, la proposition des L. A. de réserver à des linguistes patentés la moitié des sièges à l'Académie française laisse rêveur, après avoir répété que le " bon usage " ne relève pas de normes directives, mais de l'usage justement. Sans doute, la régulation linguistique ne peut-elle plus s'exercer seulement à la verticale, sur un mode "jupitérien". Mais la critique, pour se faire positive, doit prendre le problème dans ses deux dimensions :

1- Le français ne devrait pas rester toujours à la remorque de l'inventivité, avec ces équivalents laborieux qui tombent de haut ; mais aussi prendre les devants, comme il a su le faire (déjà avec "avion" au début du XXe siècle, avec "ordinateur", "logiciel", etc.) ;

2- D'où la nécessité de prévoir une instance collective et permanente, où les linguistes auraient toute leur place, pour prendre l'initiative, s'agissant de modes d'expression dont le besoin se fait sentir. Anticiper, prévenir, est moins difficile que d'introduire un substitut au terme extérieur, une fois cristallisé. Le rapport complètement déséquilibré (et injustifié) entre français et anglais est dû en partie à ce décalage interne (contre lequel les Québécois réagissent mieux).

Il serait souhaitable aussi que la scientificité, dont les Linguistes atterrés se réclament bruyamment, n'étouffe pas l'esprit de finesse. Un exemple. C'est une idée reçue (y compris par les L. A., mais pas seulement) que l'absence du genre neutre en français entraîne un suremploi du masculin, qui tient lieu de neutre. Or, ce n'est pas si simple. Il existe aussi un féminin-neutre, dans "une personne" par exemple ("elles" sont parties à propos de plusieurs personnes des deux sexes). Le langage courant n'a pas besoin d'écriture inclusive et de ses idéogrammes pour distinguer le féminin-féminin (une jeune fille) du féminin-neutre (son humanité est appréciée de tous), tout comme il sait distinguer le masculin-masculin (un jeune homme) du masculin-neutre (l'humain).

Les Linguistes atterrés entrent dans le débat en avançant arguments et références, nous en avons aussi à leur service… et s'il était utile de confronter les points de vue, en clarifiant divergences réelles et convergences potentielles, par exemple sur l'orthographe, ou sur de nouveaux modes de régulation linguistique ? Ne faut-il pas, de temps à autre, frotter notre cervelle contre celle d'autrui, comme Montaigne le conseille ?

Jean-Louis Chédin est professeur de philosophie


Lettre ouverte de Ludger Staubach

Madame, Monsieur,

Inconnus du grand public voici encore quelques mois, vous avez obtenu en quelques jours les félicitations d’une immense partie des médias français. Votre succès doit dépasser celui des Beatles à leurs débuts, le Livre Guiness des records n’est certainement pas loin ! Je vous avouerai cependant que cet engouement des médias m’interpelle. Pour être honnête, j’aurais espéré plutôt des recensions réservées ou critiques. C’est pour cela que je me permets de vous adresser cette lettre ouverte. Vous motivez la publication de votre ouvrage par le fait que "l’espace éditorial et médiatique contemporain [serait] quasiment satur[é]" par des "rengaines déclinistes" et "déclarations catastrophistes": d’après vous, face aux "contre-vérités et pseudo-théories sur la langue", il serait nécessaire de "rétablir quelques faits… qui font consensus dans la communauté scientifique."

Je vous contredis tout de suite : lisant deux quotidiens par jour, écoutant France Info à chaque trajet en voiture, passant à chaque fois que c’est possible devant un kiosque pour connaître l’ensemble des Unes de la presse française, regardant à l’occasion le Journal télévisé, je vous mets au défi de me citer un seul discours que vous appelez "puriste-décliniste" qui aurait, ces dix dernières années, "quasiment saturé l’espace éditorial médiatique contemporain" ! Dans votre tract, tel un fil rouge, l’évolution naturelle de toutes les langues revient constamment comme argument pour réfuter ces "rengaines déclinistes". Mesdames et Messieurs, tout étudiant en linguistique apprend très tôt qu’un linguiste se doit de séparer avec rigueur la diachronie – qui étudie par exemple l’histoire des langues – de la synchronie qui observe une langue donnée à un moment donné, comme dans la sociolinguistique. La diachronie est une suite de synchronies. En récusant de la manière citée les problèmes posés par l’invasion des anglicismes ou la baisse du niveau en orthographe, vous rompez avec cette séparation entre diachronie et synchronie : vous vous référez à la diachronie en traitant une question qui se situe dans la synchronie. C’est un peu comme si on disait du cancer de quelqu’un que ce n’est pas grave puisqu’il mourra de toute façon : la maladie ou la mort ne sont pas la même chose selon qu’on les regarde dans une perspective synchronique ou diachronique. La bonne ou la mauvaise santé des langues non plus.

Dans votre introduction "Décrire ou prescrire ?", vous dites que "le but des recherches des linguistes est de décrire et de comprendre", et non d’édicter des règles ou de condamner des comportements. Soit. N’importe quel dictionnaire des 60 dernières années vous donnera d’ailleurs raison :"La linguistique est habituellement définie comme l’étude scientifique du langage ; en ce sens on peut l’opposer à la grammaire et à la philologie dont les préoccupations sont autres : souci normatif…" (1)

Toutefois, au quotidien, cette séparation entre description de l’usage d’un côté et grammaire normative de l’autre n’est pas toujours strictement respectée. Ce sont bien des linguistes qui préparent et corrigent les épreuves de grammaire des concours de l’Éducation nationale, prescrivant ainsi de façon tout à fait normative et autoritaire, qui peut enseigner le français ou une langue étrangère et qui non. Mais de deux choses l’une : soit vous participez à la réflexion sur les normes grammaticales et lexicales (problème de synchronie !), soit vous vous contentez du rôle de photographe et cédez la place du critique aux philologues et grammairiens au lieu de les traiter de puristes déclinistes ! Votre ouvrage se compose de 10 chapitres, chacun commençant par une "idée reçue" suivie d’une citation censée prouver l’expansion de ladite idée reçue, un développement, des suggestions ainsi qu'une liste de ressources. Le lien entre "idée reçue" et citation est souvent incompréhensible (cf. ch. 5, p. 27), les citations sont sorties de leur contexte et ne reflètent certainement pas la complexité de la pensée de leurs auteurs. En général, il s’agit de simples phrases, prononcées à titre personnel, comme il en existe des milliers par jour dans les médias. Elles datent de 1930 à 2022 et ont une moyenne d’âge de plus de seize ans : cela n’appuie guère votre affirmation d’un espace éditorial et médiatique contemporain quasi- saturé par des puristes déclinistes et catastrophistes !

Vos développements mettent doublement mal à l’aise. D’une part, le fieffé puriste décliniste que je suis – et qui en connaît beaucoup d’autres – se demande désespérément qui peut bien affirmer certaines inepties que vous citez. Qui visez-vous ? C’est d’un flou absolu. On veut des noms ! D’autre part, vous juxtaposez des affirmations banales et consensuelles ("Il ne faut pas confondre langue et orthographe… ") et d’autres qui ne sont certainement pas acceptées telles quelles par l’ensemble de la communauté scientifique ("Si l’orthographe ne parvient pas à faire peau neuve, c’est parce qu’elle est devenue un marqueur social extrêmement puissant...", etc.) Aucun nom, aucune citation, aucune preuve : forts de votre autorité de linguiste, vous déclarez la vérité ex cathedra, en plaçant pêle-mêle inepties inouïes et opinions sérieuses, discréditant ainsi ces dernières. Je ne m’attarderai pas sur une grande partie de vos chapitres, soit parce qu’ils enfoncent des portes ouvertes, ("Le français n’appartient pas à la France") soit parce qu’ils me paraissent d’importance secondaire ("L’écriture numérique n’@bime pas le français"). Par souci de concision, je n’aborderai pas non plus votre chapitre sur l’écriture inclusive. Reste les chapitres 1, 3 et 5. Le premier me semble avant tout cocasse. Je l’ai lu et relu, l’ai fait lire à d’autres personnes : tout le monde a l’impression que vous prenez l’expression "la langue de Molière", simple variante de style, comme la "langue de Dante" ou la "langue de Shakespeare", au premier degré : pour vous, la langue du XVIIe siècle est un idéal réellement existant dans la tête des "puristes déclinistes" ! Par contre, je ne saurais contester votre conclusion, trop belle pour ne pas être citée ici : "Nous ne reviendrons jamais à la langue de Molière." Comme expliqué ci-dessus, dans le chapitre 3 "Le français n’est pas envahi par l’anglais", vous vous référez à la diachronie pour parler d’une question qui se situe dans la synchronie. Ces affirmations ne sont donc pas recevables. Eh non, ce n’est pas parce que, aujourd’hui, l’anglais avec son héritage anglo-normand est une langue de grande civilisation que la période après la bataille de Hastings était heureuse pour les habitants et pour leur langue. Et concernant le français et ses locuteurs, je m’intéresse à ce qui se passe aujourd’hui et non à son hypothétique future évolution. Concernant votre chapitre 5 sur l’orthographe, libre à vous de demander une réforme que, au demeurant, vous n’obtiendrez pas. Mais pourquoi dissociez-vous la baisse du niveau en orthographe d’autres phénomènes comparables ? Les correcteurs du bac ne se plaignent pas tant des fautes d’orthographe, mais du charabia incompréhensible de trop nombreuses copies ! Les compétences en mathématiques ont baissé autant qu’en orthographe(2). Faut-il, d’après vous, supprimer les mathématiques en même temps que l’orthographe dans sa forme actuelle ?

Une autre question me taraude : une langue n’est pas un être en chair et en os, elle ne peut attraper ni la fièvre ni la rougeole. Quel sens peut alors avoir une phrase affirmant qu’une langue va bien ou mal ? Que vous affirmiez que le français aille très bien sans même chercher, à aucun moment, à définir quels seraient les critères du bien-être ou du mal-être d’une langue me paraît proprement impensable de la part de personnes qui se revendiquent scientifiques. Au lieu de continuer les échanges stériles d’affirmations et de contre-affirmations dans une Querelle des anciens et des modernes décidément toujours pas close, je vais proposer ici des critères objectifs, permettant de discuter du bien-être ou mal-être d’une langue indépendamment de convictions personnelles, qu’elles soient progressistes ou conservatrices. Qu’est-ce donc une langue ? D’abord un instrument de communication lequel se définit par la compréhension de l’oral et de l’écrit, ainsi que l’expression orale et écrite. Il est forcément inquiétant si ces capacités s’étiolent. À ce propos, je vous rappelle des faits absolument inédits survenus à la session du baccalauréat 2022 : une partie importante des candidats n’a pas pu traiter le sujet de français en raison du mot "ludique" dans l’énoncé : Faut dire "fun", sinon on ne vous comprend pas ! Un professeur de philosophie, désespéré, a envoyé ses copies au ministre de l’Éducation nationale, en publiant un florilège dans les réseaux sociaux. Voici un extrait :

"L’etat ne devait pas decider car l’etat ne conait pas le passer de chacun, elle ne c’est pourquoi cela et arrive… Si les gent sont bien eduquer et bienveillan nous n’avons pas besoin de l etat. Le respect mutuel sufis pour remplacer l’etat comme cet celebre citation "vivre et laisser vivre" qui nous viens des trancher pendant la seconde guerre mondiale…" (Fin de citation).

L’écrivaine Sylvie Germain a été insultée et harcelée parce que les élèves d’une autre série n’avaient pas compris son texte de vingt lignes, donné également à l’écrit du baccalauréat. Le dessinateur satirique Antoine Chereau fait dire à un représentant du Rectorat : "Le rectorat présente ses excuses aux lycéens pour cet acte odieux ourdi par des boomers. L’année prochaine, on proposera un texte sorti d’un album de Oui-Oui." Vous penserez ce que vous voulez de ce dessin : sa seule présence vaut preuve. 30 ans plus tôt, il aurait été incompréhensible. Des signes d’un étiolement des capacités de compréhension et d’expression sont donc indéniables. Sans preuves, sans l’étude approfondie de corpus, il est impossible d’affirmer qu’elles ne se dégradent pas.

En outre, une langue de civilisation est langue internationale, langue de culture, langue de science, langue de jurisprudence. Qui peut contester sérieusement que le français régresse dans les trois premiers domaines ? Un nouveau Kieslowski ferait-il aujourd’hui du cinéma franco-polonais ?

Un autre critère pour la santé d’une langue est sa diffusion. Niez-vous que les pays africains se détournent de plus en plus du français ? Pensez au Rwanda, à l’Algérie ! De même, le français est de plus en plus concurrencé, voire remplacé, en France par l’anglais : dans l’enseignement, la recherche, les entreprises, la culture, la publicité et tout ce qui est communication (noms d’entreprise, titres d’émissions, de livres, de journaux…) À Paris, on joue Racine et Molière en anglais. Imagine-t-on jouer Shakespeare en français à Londres ? Aucun doute : aujourd’hui la langue anglaise se porte bien, contrairement au français ! Beaucoup de lecteurs de votre tract se poseront sans doute plus de questions sur son succès fulgurant dans les médias que sur son contenu. Ils trouveront des éléments de réponse dans le livre Comprendre le pouvoir du très grand linguiste Noam Chomsky.

Notes :
(1) Définition de cnrtl.fr
(2) Performance de calcul en fin de CM 2 : en 1987 : Additions 90 %, Soustractions 83%, Divisions 74 %, Problèmes 52 % en 2017 : Additions 69 %, Soustractions 55 %, Divisions 37 %, Problèmes 32 % (sources MENJ-DEPP, Infographie Le Monde).

Ludger Staubach est agrégé d’allemand, ex-étudiant en linguistique aux Westfälische Wilhelms-Universität Münster, Albert-Ludwigs-Universität, Freiburg, université de Haute Alsace, Mulhouse, université de Strasbourg.

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