La Francophobie : jalousie ou rivalité culturelle ?

La Francophobie : jalousie ou rivalité culturelle ?

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L'écrivain tchèque Milan Kundera nous le disait il y a plus de quinze ans, lors de l'inauguration de l'Institut français de Prague [lire ci-dessous]. Je renvoie au constat de ce grand écrivain, qui dénonçait déjà, bien mieux et bien plus objectivement que je n'eusse pu le faire, une forme très répandue de francophobie, notamment de la part des Anglo-Saxons, qui malheureusement, comme tout ce qui nous vient de leurs bords, comme la lumière d'une étoile très lointaine (peut-être déjà éteinte ?), exerce encore une forte influence sur nos propres élites.

Elle participe de leur aliénation. Elle nourrit notre absurde et suicidaire tendance de colonisés au mépris de nous-mêmes, à la repentance et à l'auto-flagellation.

Elle rend une partie de notre peuple aveugle et sourde au fait que Grande Bretagne et États-Unis furent souvent, et restent en diverses circonstances nos alliés bienvenus, lorsque leurs intérêts rencontrent et servent les leurs, mais sont en même temps des rivaux constants, voire des ennemis occasionnels, qui choisissent de s'attaquer à nos vecteurs de rayonnement et d'action extérieure. Tout dépend des circonstances et des constellations d'intérêts.

On en vient, en France, avec beaucoup d'indulgence, à occulter le dénigrement et l'hostilité dont notre langue et notre culture sont l'objet de la part de ces "amis". On a pris l'habitude de leur pardonner diverses "bavures" et "dommages collatéraux" qu'ils nous ont causés au cours de plusieurs conflits où nous étions pourtant alliés. Les derniers exemples en date étant la bizarre liquidation du fonds français de la Bibliothèque nationale du Cambodge qui restait après la chute des Khmers rouges ; le bombardement par les avions de l'Oncle Sam du Consulat de France à Hanoï vers la fin de la guerre du Vietnam, pendant laquelle ils avaient tout fait pour éliminer la langue française, bien mieux que les Russes n'ont pu le faire ; et celui de notre représentation à Tripoli en 1986 lors du raid aérien de Ronald Reagan sur Tripoli pour punir le Colonel Kadhafi de ses odieux attentats.

Tout simplement parce que, traditionnellement, la France et sa culture sont, au moins à l'Ouest, parmi les plus coriaces obstacles au rouleau compresseur de l'hégémonie impériale.
Je ne crois pas que l'incendie criminel récent qui a détruit l'Institut d'Égypte fondé par Bonaparte près de la place Tahrir au Caire, contenant tant d'inestimables ouvrages, soit l'œuvre de la CIA comme les malveillants le disent. Il est vraisemblablement l'œuvre d'extrémistes tout autres. Mais il procède lui aussi de cette jalousie à l'égard d'une ancienne et longue prédominance culturelle française, dont les restes font encore barrage à diverses idéologies destructrices.

La même attitude se trouve aussi chez certains voisins et amis européens de la France. Inutile de remonter jusqu'à juin 1940 et, après l'assurance de la victoire d'Hitler, à l'attaque de Mussolini heureusement repoussée dans les Alpes par le général Olry.

Cela ne s'arrêtera que lorsque la France sera complètement réduite à quia.
Comme disent les Acadiens et les Québécois : "faut pas lâcher la patate !".

Albert Salon


Milan Kundera nous a autorisés à reproduire ce texte, paru dans le journal Le Monde en 2009, ainsi qu'à en publier une traduction tchèque inédite réalisée par ses soins.

La francophobie ça existe par Milan Kundera

Par mes expériences et mes goûts, je suis un centre-européen. J'ai été formé beaucoup plus par Janacek, Kafka, Musil, que par Debussy ou Proust. Mais, au milieu de ma vie, ma femme et moi avons émigré en France. Cet événement est le plus décisif de toute mon existence, il est la clé de ma vie comme de mon travail.

En Amérique, il y a quelques années, est paru en livre une bibliographie me concernant. On n'y trouve presque rien de ce que j'ai fait en France, de ce qu'on a écrit ici sur moi. Et pourtant, c'est en France que j'ai vécu la plus importante partie de ma vie d'adulte. Ici, pendant dix-huit ans, j'ai eu mon petit séminaire et mes élèves. C'est ici que j'ai noué les amitiés qui me sont les plus chères, que j'ai écrit mes livres les plus mûrs, ici aussi que j'ai été compris plus tôt et mieux qu'ailleurs.

Et surtout, c'est ici que se trouve ma maison d'édition, qui, depuis vingt ans, publie, en premier, mes livres, dans la seul e version entièrement autorisée. Je dis seule version autorisée parce que, vers 1985, j'ai repris la traduction française de tous mes romans, phrase par phrase, mot par mot. C'était un travail intense de deux ans. Depuis lors, je considère le texte français comme le mien et je laisse traduire mes romans aussi bien du tchèque que du français. J'ai même une légère préférence pour la seconde solution.

Car, en faisant la révision des traductions de livres que je n'avais pas relus depuis longtemps, je ne pouvais m'empêcher de préciser ça et là une idée, de biffer une phrase, d'en ajouter une autre. Mon éditrice tchèque, qui, depuis deux ans, publie progressivement tous mes romans, trouve parfaitement naturel de prendre l'édition française comme modèle. Quand je prépare pour elle le texte, je le compare à la version française pour y incorporer les menus changements survenus entre-temps. Voilà pourquoi on peut facilement imaginer ma colère quand j'ai constaté que, dans plusieurs pays asiatiques, on avait traduit mes romans - à mon insu - d'après les traductions américaines !

Quand un éditeur chinois, un universitaire américain, feignent de ne pas apercevoir la place qu'occupe la France dans mon travail, est-ce une ignorance ? Ou est-ce autre chose ? Quand je voyage, j'entends partout, comme un refrain : "La littérature française ? Elle ne représente plus rien." Une sottise, dira-t-on. Mais ce qui rend la sottise importante, c'est la délectation avec laquelle elle est prononcée. Car la francophobie, ça existe. C'est la médiocrité planétaire voulant se venger de la suprématie culturelle française qui a duré des siècles. Ou bien, peut-être, est-ce, au-delà de notre continent, une forme de rejet de l'Europe.

L'arrogance francophobe m'offense personnellement, comme m'offensait l'arrogance des grands à l'égard du petit pays d'où je viens. Qu'on me pardonne d'être sentimental. Quand j'ai fini, en 1971, La valse aux adieux, j'étais profondément persuadé d'avoir mis un point final à ma carrière littéraire. C'était l'occupation russe, la période la plus dure de ma vie. Jamais je n'oublierai que seuls les Français me soutenaient alors. Claude Gallimard venait voir régulièrement son écrivain praguois qui ne voulait plus écrire. Dans ma boîte, pendant des années, je ne trouvais que des lettres d'amis français. C'est grâce à leur pression affectueuse et opiniâtre que je me suis enfin décidé à émigrer. En France, j'ai éprouvé l'inoubliable sensation de renaître. Après une pause de six ans, timidement, je suis revenu à la littérature. Ma femme, alors, me répétait : "La France, c'est ton deuxième pays natal."

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