La France se tire une balle dans le pied au Vietnam
Francophonie politique Vietnam
Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République socialiste du Vietnam, pour la création et le développement de l'Université des Sciences et des Technologies de Hanoï.
Une fois de plus, des élites françaises veulent que la France se tire une balle dans le pied. Les arguments sont connus : il n'y a pas suffisamment de francophones au Vietnam pour qu'une université puisse avoir le français comme langue d'enseignement et de plus, étant donné que, pour ces élites, l'avenir est au seul anglais, c'est d'évidence "le bon choix". Eh bien non, c'est un mauvais choix, pire, un choix dépassé. En voici quelques raisons simples et de bon sens.
Tout d'abord, il y a en Asie et en Asie du Sud-Est, non seulement dans la péninsule indochinoise mais aussi dans la plupart des pays et tout particulièrement en Chine, de nombreux francophones qui demandent à cor et à cri, sans être entendus, la création d'une université francophone enseignant en français. Rappelons, par ailleurs, que depuis les années 70, il y a eu, grâce en particulier à l'action volontariste de l'Agence universitaire de la Francophonie, la formation en Asie du Sud-Est d'une nouvelle génération de francophones par la création de classes bilingues dans l'enseignement primaire et secondaire, de filières francophones dans les universités et d'Instituts internationaux de troisième cycle (science de l'ingénieur à Phnom Penh, informatique à Hanoï, médecine tropicale à Ventiane). En Chine, la demande importante de français est un fait, comme l'atteste la mise en place de nombreux et nouveaux départements de langue française.
Il manque pour couronner le tout une université régionale d'excellence au niveau du troisième cycle, dont les diplômés seraient trilingues. Formés à l'excellence au niveau professionnel, disposant du français comme langue seconde et non comme langue étrangère, ces diplômés seront au sens plein du terme des francophones. Ils partageront des valeurs qui sont aussi celles de la République française et un sentiment d'appartenance à la Communauté francophone dont ils connaîtront l'histoire et les institutions.
La formation francophone proposée n'exclut pas l'anglais mais elle apportera l'anglais à des francophones et non le français à des anglophones, ce qui est un désastre en terme d'influence et aussi, faute de motivation des apprenants, le plus souvent un échec éducatif maintes fois constaté. Cette approche a été tentée avec succès dans plusieurs pays où le français n'est pas langue d'enseignement commune à tous. Il s'agit de former des francophones trilingues avec un signal clair aux familles : la formation d'excellence proposée est un plus pour l'emploi. Le succès de l'Université française d'Arménie à Erevan, par exemple, en apporte la preuve.
La France a tout à gagner dans cette approche qui est cohérente avec l'effort qu'elle fait en faveur du développement de la Francophonie multilatérale, conformément à l'article 87 de sa Constitution : "La République participe au développement de la solidarité et de la coopération entre les États et les peuples ayant le français en partage.". Dans le cas contraire, l'action bilatérale française de coopération sera en opposition avec l'action multilatérale francophone de coopération, avec pour conséquence un gâchis de l'argent public français.
Cette schizophrénie française entre les actions conduites au bilatéral et au multilatéral est particulièrement visible au Vietnam. Le multilatéral francophone, financé fortement par la France, soutient l'enseignement en français alors que la France, en bilatéral, donne priorité au tout anglais. Le projet de loi concernant le développement de l'Université des Sciences et des Technologies de Hanoï souligne cette contradiction désastreuse en terme tant d'influence de la France que de bonne gestion des fonds publics.
D'autre part, l'avenir linguistique du monde n'est pas l'anglais, langue unique, mais le multilinguisme. Certes il faut disposer d'un véhicule linguistique commun pour circuler facilement dans le "village global", mais les élites qui militent pour l'anglais langue unique font fausse route. Elles donnent une mauvaise réponse à un vrai besoin.
Tout d'abord, elles font abstraction de l'évolution vers un monde multipolaire, y compris linguistique, du fait de la montée en puissance des langues des hyper-puissances émergentes telles que la Chine, et de l'essor de langues internationales comme l'espagnol ou l'arabe.
Par ailleurs, la langue unique uniformise les modes de vie au profit de la langue choisie. Quand il s'agit de l'anglais, c'est d'autant plus grave que cette langue est non seulement la plus importante des langues véhiculaires qu'ait connu l'humanité, mais qu'elle porte la pensée unique d'essence nord-américaine. Enfin, le principe de précaution doit être rappelé. Qui peut dire quels seront les choix linguistiques du XXIe siècle alors que les États-Unis ne sont plus la seule hyper puissance ?
Il existe une alternative : le multilinguisme, qui donne accès aux mêmes possibilités. Il permet, en effet, d'acquérir la langue dominante qui, d'ailleurs, peut changer. Mais le multilinguisme n'enferme pas. Il offre une respiration vers d'autres cultures. C'est un facteur d'ouverture, un antidote au repli identitaire et au choc des civilisations et donc une composante fondamentale de la culture de la paix. Il est accessible au plus grand nombre comme le montrent les situations sociolinguistiques de nombreux pays.
Les partisans de la langue unique ont choisi le grignotage. Ils avancent leurs pions au nom du bon sens sans se préoccuper des conséquences et des autres défis posés par la mondialisation. C'est aujourd'hui ce Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République socialiste du Vietnam, pour la création et le développement de l'Université des Sciences et des Technologies de Hanoï.
On continue donc une politique qui est un échec depuis des années. Pour la France, c'est un contre-sens stratégique.
Lyon, le 24 janvier 2013
Michel Guillou
Membre de l'Académie des sciences d'Outre-mer, président du Réseau international des chaires Senghor de la Francophonie