Alain Borer – Valider le pronom iel est un acte d’autocolonisation

Alain Borer : "Valider le pronom “iel” est un acte d'autocolonisation"

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Que pensez-vous de la décision du Robert d'ajouter les prénoms iel et ielle au dictionnaire ?

entretien paru dans Le Point le 22 novembre 2021
propos recueillis par Gabriel Bouchaud

Consternant ! Il importe de distinguer trois degrés de gravité dans cette affaire. Prenons garde à ceci tout d’abord : le mot, comme l’eau, et bientôt l’air, ces grandes entités vitales de la planète sont désormais payantes. Le mot est devenu un marché. Ainsi la question du "dictionnaire" se pose parce que le Robert, comme souvent son concurrent Larousse, avance comme des colins : la gueule ouverte ; il ramasse le tout-venant. Dites une insanité, il l'imprime et vous la revend. À le commenter on tombe dans le panneau du coup de pub’ qu’il recherche ! Voit-on à quel point l’économique dévore le culturel ? Dans l’affaire du pronom "iel", le Robert se comporte comme le poissonnier d’Astérix qui fait de la surenchère avec des poissons faisandés. Et susceptible, avec ça : "Il est pas frais mon poisson ?" (Le Devin, p.11) ! Le directeur du Robert, le poissonnier Ordralfabétix, se prend pour Jeanne d'Arc, il prétend avoir une "mission" (dans Le Monde du 17 novembre) ; c'est ridicule ! Seul le cardinal de Richelieu a donné mission à l'Académie qu’il fonda en 1635, celle de produire un dictionnaire de référence. L’Académie est souvent décriée, pourtant elle est la solution : ce grand dictionnaire en travail permanent est désormais en ligne, adapté à l’usage et c’est à cet instrument commun que nous devrions nous référer constamment.

En quoi le pronom "iel" constitue-t-il à vos yeux un degré de gravité supplémentaire ?

Parce que son usage, sporadique, n’est pas attesté sérieusement. La pire arnaque du Robert est de faire croire au caractère "scientifique" de son travail. Mais le fait de choisir n’a rien de scientifique ! Ce dictionnaire se décerne le label scientifique sans s’imposer aucun des critères rigoureux que sont la fréquence d'utilisation d'un mot nouveau, sa fluctuation, sa géographie, sa sociologie, et surtout sa temporalité ! Jean Dutourd rappelait en 1998 qu’une longue période d’observation est nécessaire pour qu’un mot s’intègre définitivement à une langue et pour l’admettre dans le dictionnaire ; mais en l’adoptant précipitamment, Le Robert le passe au micro-onde, et plus grave encore il le valide — selon la formule magique qui pose tout dictionnaire en instance de légitimation : "c’est dans le dictionnaire, donc on peut l’employer" ! Le Robert est très utile pour jouer au scrabble dans les Ehpad ; mais il est politiquement irresponsable et du point de vue de la langue française c’est une grosse Bertha.

En quoi est-ce politique ? La langue n'évolue-t-elle pas par des transgressions ? Est ce que ce n'est pas la pratique et l'usage qui doivent primer ?

"La langue évolue" est le pire poncif de l'histoire de la bêtise. La langue évolue, le cancer aussi. Ce qui est vrai, c’est que la langue est une réalité vivante, donc elle meurt aussi. On peut décrire deux nouveaux tropes inquiétants dans la langue française actuelle : la substitution et la désinvention. On substitue d’innombrables mots angloricains à la place de mots français existants — run à la place de courir, barber à la place de coiffeur, booster à la place de dynamiser... : cela ne s’est jamais produit dans l’histoire de cette grande langue millénaire. L'autre trope, la désinvention, consiste à ne plus s’approprier en français les objets nouveaux (informatiques ou financiers, pour commencer) ; cette préférence ne relève pas de la linguistique, elle est d’ordre Imaginaire, au sens de la psychanalytique : la langue française est soumise à la langue du maître.

Le pronom iel qui imite he/she s’inscrit dans cette forme d’infériorisation. Ce pronom n’est pas fondé philosophiquement et il n’est pas dans l’usage, mais sous prétexte de promouvoir le neutre, il a une modalité politique : il s’articule aux mouvements sectaires et tyranniques en vogue, politiquement correct, wokisme, cancel culture, ou plutôt "culture de l'effacement" selon l'expression équivalente très justement proposée par la Délégation générale à la langue française et l'Académie française (voir France Terme)… Question de grammaire : comment s’accorderait iel aux participes passés ? Selon l’écriture dite inclusive, évidemment : "iel est allé.e". L’écriture dite inclusive n’est pas une écriture mais un code, et pas inclusive mais exclusive, relevant du séparatisme anglaméricain, appropriée à des relations en chiens de faïence.

Le code exclusif est ignorant de la langue française, laid, sourd, simpliste, moraliste et d’ailleurs illisible et imprononçable ; il constitue un signe manifeste de l’auto-colonisation américaine, séparatiste et communautariste, opposée à la coprésence esthétisée de cette idéalisation en langue française. Telle est la question fondamentale, le troisième degré de gravité : ce qui distingue les langues ce ne sont pas les mots, qui voyagent et s’échangent, ce sont les idéalisations, cachées dans la morphologie, et qui s’articulent aux pratiques sociales. Valider ce "pronom" inconsistant qui en est le supplément logique n’est pas une démarche linguistique mais un acte militant, il collabore à l’auto-colonisation en cours.

Alain Borer

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