Défense et illustration de la langue française

Défense et illustration de la langue française

Alain Bentolilapar Alain Bentolila

De la sauvegarde des langues minorées et interdites d’écriture, au combat contre la "précarité linguistique" programmant dès l’enfance l’échec des élèves fragiles, la seule ambition digne de ce nom est de servir la cause de la langue en la plaçant au centre exact de l’humanité. Portant notre pensée avec force et précision, elle marque notre distinction irréductible en nous permettant de refuser la dictature de l’évidence et en nous invitant à l’explication universelle plutôt qu’à la soumission aux circonstances. La langue est ainsi "le propre de l’humain". À condition qu’on la cultive, la chérisse et la respecte, elle apaise le doute existentiel qui torture chacun et permet d’espérer une cohésion sociale harmonieuse.

La richesse de notre langue française ne se mesure pas au nombre d’entrées nouvelles des dictionnaires à la mode qui, chaque année, se disputent la palme de la modernité et du jeunisme en rivalisant d’audace pour intégrer -trop précipitamment- des mots aussi nouveaux qu’éphémères. Notre langue française, ce sont des hommes et des femmes qui entretiennent avec elle des relations de plus en plus inégales. D’un côté, Il y a ceux qui ont eu la chance de vivre un apprentissage au cours duquel ils ont appris à "ajuster" leurs riches moyens linguistiques aux besoins, justement mesurés, des différentes situations de communication : de la relation la plus intime, qui autorise moins de précision à celle qui impose de dépasser distance et différence et qui exige donc plus de rigueur. En face, reclus dans un entre soi délétère, il y a "les autres" qui n’ont pas eu cette chance. Eux n’ont connu que promiscuité, banalité et indifférence ; leur horizon de parole limité a réduit leur vocabulaire et brouillé leur organisation grammaticale. Ce sont les "pauvres" du langage, impuissants à défendre leurs points de vue, incapables de dénoncer la manipulation, sans défense contre l’arbitraire et l’injustice. Dans ce contexte d’insupportables inégalités linguistiques, les moins favorisés, qui ont manqué cruellement de modèles (notamment à l’école), ont besoin aujourd’hui d’exigence et non de complaisance.

Si nous devons nous engager dans un combat pour une langue française juste, précise et efficace, ce n’est pas dans la volonté absurde de conserver à notre langue une pureté qu’elle aurait eue dans des temps plus anciens et qui se trouverait aujourd’hui menacée. En matière de langue la nostalgie et le conservatisme formel sont de très mauvais conseillers. Si nous militons pour une langue puissante dont les conventions lexicales et syntaxiques seront partagées par tous, c’est parce que nous voulons absolument que TOUS les enfants des pays francophones soient capables de faire passer leur pensée dans l’intelligence d’un autre au plus juste de leurs intentions et de recevoir la pensée d’un autre dans sa propre intelligence avec autant de bienveillance que de vigilance.

Si nous voulons que tous les élèves de ces pays, territoires et provinces aient suffisamment de mots dans leurs vocabulaires respectifs et des outils capables de porter leurs arguments, leurs explications et leurs récits c’est parce que nous affirmons ensemble haut et fort que la langue n’est pas uniquement faite pour parler à ceux qui nous ressemblent, à ceux qui ont les mêmes croyances, les mêmes engagements, la même culture que nous. Car lorsque l’autre est un autre moi-même, lorsqu’il sait tout de moi, alors… cela va sans dire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la connivence est l’ennemi mortel d’un apprentissage réussi du langage. Il faut donc donner à nos enfants le désir et la force de parler à ceux qui ne leur ressemblent pas, et -j’ose le dire- à ceux qu’ils n’aiment pas et qui le leur rendent bien. Ils leur diront des choses que ceux-là n’aimeront sans doute pas, mais dont ils auront à garantir la clarté et la précision. Nous voulons ainsi qu’ils soient capables de résister à "la tentation délicieuse" de l’insignifiance.

Si nous nous battons pour une plus juste distribution de la maîtrise du langage ce n’est pas pour stigmatiser les fautes d’orthographe et de grammaire ; ce n’est pas, non plus pour pester contre les innovations lexicales. C’est pour que certains ne soient pas vulnérables et crédules. L’impuissance linguistique contraint en effet ceux qui la subissent au constat ponctuel et à la qualification radicale ; elle interdit le questionnement et l’analyse ; elle rend difficile le refus de mots d’ordre définitifs et la mise en cause de comportements et de règles archaïques faussement présentés comme universelles. Les jeunes, privés de pouvoir linguistique, en difficulté de conceptualisation et d’argumentation pourront plus facilement se laisser séduire par tous les stéréotypes qui offrent du monde une vision dichotomique et manichéenne. Après avoir passé plus de dix ans à l’école, ils avaleront donc avec délectation ce qui relève de l’amalgame, de l’illogisme et de la haine imbécile. Ils se laisseront berner par des démonstrations marquées au coin du contre sens. Ils seront convaincus par des arguments de pacotille. Ce que nous risquons alors d’offrir en sacrifice, sur l’autel du web, à de dangereux manipulateurs ce sont les mots imprécis, les mémoires vides et le dégoût de soi d’une partie de notre jeunesse. Nous voulons ainsi qu’ils puissent résister à la "tentation délicieuse" de la soumission.

Si nous exigeons que l’on donne à tous les jeunes d’où qu’ils viennent une langue française capable de franchir les gouffres qui les séparent des autres c’est pour qu’ils puissent faire le choix de l’explication plutôt que celui de la violence. Une parole réduite à l’insulte et à l’anathème renonce en effet au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable de différer le passage à l’acte violent. Une parole, devenue éruptive, n’est le plus souvent qu’un instrument "d’interpellation" brutale et d’invective ordurière qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère. La langue, que l’on passe à nos enfants doit leur permettre de dénouer les incompréhensions, de jeter des ponts au-dessus des fossés culturels, sociaux et confessionnels qui les divisent : c’est ainsi qu’ils pourront reconnaître leurs différences, les explorer ensemble, reconnaître leurs divergences, leurs oppositions, leurs haines et les analyser ensemble, ne jamais les édulcorer, ne jamais les banaliser, mais ne jamais leur permettre de mettre en cause leur commune humanité afin de résister à la "tentation délicieuse de la violence".

La plus sûre promesse d’une intégration dignement construite, c’est que ceux qui se joignent à nous parviennent à maîtriser la langue française. Je dis bien "maîtriser la langue française", et non la "baragouiner". Nous avons en effet ; depuis trop longtemps, accepté avec une complaisance coupable que le problème d’insécurité linguistique dont souffrent certains citoyens soit dissimulé sous le concept dangereux de "diversité linguistique". Chacun pouvant ainsi parler comme il l’entend, chacun pouvant écrire comme cela lui chante, peu importe la justesse et l’efficacité de son langage. Nous devons, au contraire, à tous ceux que l’on accueille, d’où qu’ils viennent, le meilleur de notre langue. Ce n’est donc pas dans le foisonnement de particularismes langagiers, qui stigmatisent plus qu’ils ne distinguent que réside la clé d’une intégration harmonieuse. Tous ceux qui sont accueillis dans ce pays ont droit à une langue commune juste, précise et… créative ; il est de notre devoir de la leur offrir, il est de leur devoir de la chérir.

Alain Bentolila est professeur de linguistique à l’université Paris-Descartes

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