L’Europe allemande...
en anglais dans le texte !
Europe américanisation : La Commission européenne veut protéger le mode de vie européen... en globish !
par Benoît Duteurtre
article paru dans Marianne, 27/09/2019
"Ça commence mal. Dès la mise en place de la Commission européenne, une polémique a éclaté sur la création du poste de commissaire chargé de "protéger notre mode de vie européen". Nul n’a souligné, en revanche, que la nouvelle présidente, Ursula von der Leyen, avait prononcé son discours programmatique dans un anglais monocorde - preuve que l’Union ignore cette spécificité européenne dont la première caractéristique est la diversité de langues et de cultures. La nouvelle présidente a certainement de hautes compétences et j’avais noté avec joie le fait qu’elle maîtrise plusieurs langues, dont la nôtre. Mais, en présentant son programme en globish plutôt qu’en allemand, première langue de l’Europe, elle rappelle malheureusement que l’UE, telle qu’elle s’est constituée et telle qu’elle s’affirme, reste d’abord une machine au service de la mondialisation et un moyen d’étendre au Vieux Continent des modèles venus d’outre-Atlantique.
L’UE, telle qu’elle s’est constituée et qu’elle s’affirme, reste d’abord une machine au service de la mondialisation et un moyen d’étendre au Vieux Continent des modèles venus d’outre-Atlantique
Le fait de s’exprimer en anglais, à l’aube d’un mandat de cinq ans, n’est, pour certains observateurs, qu’un choix pragmatique puisque cette langue, pratiquée par nombre d’élus européens, est devenue un outil de communication mondial. Mais un tel acte spontané donne aussi des arguments à tous les eurosceptiques, consternés que l’Europe se soit détournée de sa raison d’être - ou du moins de celle qu’on nous avait promise : constituer une entité singulière, indépendante des autres blocs mondiaux (États-Unis, URSS puis Russie, Chine aujourd’hui) ; offrir un modèle économique et social protecteur ; et enfin illustrer la richesse culturelle exceptionnelle de ses peuples. Loin de tout cela, l’Europe d’aujourd’hui est alignée diplomatiquement sur les États-Unis, elle constitue le bastion avancé du dogmatisme économique néolibéral, et elle soumet ses institutions au tout-anglais devenu, sans aucune décision officielle, la langue de représentation de l’Union, quand il serait si facile, avec les moyens de traduction, de recourir aux trois ou quatre grands idiomes européens pour mieux souligner la singularité de ce continent. Jean-Claude Juncker, malgré tous les reproches qu’on peut lui faire, en avait pris acte, en décidant, après le Brexit, de ne s’exprimer qu’en allemand ou en français - contrairement à Donald Tusk qui, à l’instar d’autres dirigeants est-européens, ne semblait voir dans l’Europe qu’un moyen de devenir américain.
Le choix de Mme von der Leyen est donc lourd de significations. D’abord parce qu’en choisissant de s’afficher en anglais l’Union européenne est la seule entité politique mondiale à s’exprimer dans une langue technique, étrangère à la majorité de ses habitants. Ensuite, parce que le choix d’une langue est une adhésion à une façon de penser, un vocabulaire, une syntaxe. Enfin, parce que cette attitude divise le public en deux catégories : ceux qui comprennent parfaitement le sabir des maîtres et ceux qui ne le pratiquent pas, tels des "gilets jaunes" linguistiques (c’est pourquoi je suis également choqué quand les journalistes des médias nationaux accomplissent désormais leurs reportages à l’étranger en anglais et sélectionnent ainsi, pour seuls interlocuteurs, ceux qui partagent la langue de la mondialisation, et donc une certaine façon de penser). Pour ces mêmes raisons, les rares élus qui font de la résistance mènent un combat essentiel et méritoire, tel André Vallini menaçant de boycotter un Conseil des ministres européens après avoir appris que celui-là devait se tenir en anglais !
Curieusement absente des élections européennes, la question des langues et de leur emploi à Bruxelles conduirait à réfléchir sur la nature même de l’Europe et des nations qui la constituent : unies dans la diversité, ou concurrentes dans la globalité ! Il serait temps de la poser sur la table… Mais il est à craindre, côté français, que l’attitude spontanée, générationnelle et culturelle du président Macron, parlant à tout propos l’anglais en bras de chemises avec l’entrain d’un PDG de société multinationale - et prêt à placer une militante de l’anglais à la tête de la francophonie -, n’aille pas dans le sens du plurilinguisme… À moins qu’il n’évolue sur ce point comme sur d’autres, se rappelle l’exemple de De Gaulle et de Mitterrand, et invite fermement les grands responsables européens à oublier l’anglais comme langue de communication officielle (ce qui n’empêche pas d’y recourir lors d’échanges plus informels). C’est ainsi que l’Europe sera l’Europe et non la Star Academy du devenir américain, singeant les mœurs états-uniennes jusque dans la mise en scène d’un discours politique fondateur."
Benoît Duteurtre
Benoît Duteurtre est écrivain, grand prix de littérature Henri Gal, prix de l'Institut de France pour l'ensemble de son œuvre (2017)