De l’usage de l’anglo-américain dans les Armées

De l’usage de l’anglo-américain dans les Armées

allocution de Claude Gaucherand, contre-amiral

L’anglo-américain dans les armées, c’est un peu l’histoire de la grenouille dans son bocal dont on porte peu à peu l’eau à ébullition. Dans les trois Armées qui ont la charge de défendre notre pays, la langue en usage exclusif était le français. Pourtant nos armées sous la quatrième république puis les huit premières années de la cinquième étaient dans le commandement intégré de l’organisation du traité de l’Atlantique nord. Mais les conflits dans lesquels elles furent engagées, de l’extrême Orient à l’Afrique du nord en passant par les pays de l’Afrique francophone, ne concernaient que la France. Seule la Marine avait l’occasion d’effectuer des exercices avec des navires alliés, occasion d’user des codes et de la terminologie NATO, c’est-à-dire OTAN, ce qui n’allait pas chercher bien loin dans la façon de penser et de réfléchir des officiers.

Puis il y eut la décision de De Gaulle en 1966 de sortir du commandement intégré de l’OTAN, ce qui permit aux Armées de continuer de penser, de s’exprimer et de commander en français.
Vint alors Mitterrand et 1991 vit notre participation à une guerre voulue et conduite par Washington contre l’Irak, une première où la coalition sous commandement étatsunien dût apprendre le tout anglais opérationnel.

1991 c’est aussi avec la chute du mur de Berlin, la fin annoncée de l’URSS et du pacte de Varsovie. Mais contre toute logique, la fin attendue de l’OTAN ne fut pas de la partie et tout au contraire fut promu son élargissement aux nouveaux états indépendants d’Europe de l’Est, passage en pratique obligé avant leur intégration dans la Communauté Européenne qui n’est autre concernant l’Europe, que la branche politique et économique de l’OTAN, cette organisation politique avant que d’être militaire.

1991 c’est aussi le traité de Maëstricht qui précise à propos de la Défense de la Communauté européenne que celle-ci s’inscrit dans celle de la communauté euratlantique. C’est ce qui est affirmé solennellement en janvier 1994 quand les chefs d'État et de gouvernement de l'OTAN se sont félicités "de l'entrée en vigueur du dit-traité et du lancement de l'Union européenne, qui renforcera le pilier européen de l'Alliance", Union européenne qui remplaçait depuis novembre 1993 la défunte Communauté européenne.

À partir de 1995, nos armées participent à toutes les opérations de l’OTAN à commencer par la guerre de démantèlement de la Yougoslavie, même si la deuxième guerre contre l’Irak se fera sans nous ce que Washington ne pardonna pas à Chirac.

Pourtant ce dernier eut des velléités de revenir dans le commandement intégré mais fut trop gourmand : en échange, il exigeait un des grands commandements de l’OTAN, en l’occurrence celui du théâtre méditerranéen. Pour les Américains, il n’était pas question de mettre la sixième Flotte aux ordres d’un officier général qui ne fût point étatsunien.

Ceci est d’ailleurs la marque du statut de "patron" dévolu aux Américains dans l’OTAN et de celui de vassaux pour tous les autres avec des nuances pour les Britanniques en raison des relations spéciales qu’ils entretiennent avec leur ancienne colonie.

Dès lors dans les Armées l’accent est mis sur l’apprentissage et la pratique de l’anglais par les cadres comme si le virage qu’allait prendre Nicolas Sarkozy n’était pas une véritable surprise pour les décideurs.
2007. Le traité de Lisbonne, bientôt ratifié par nos élus en janvier 2008 en contradiction avec les résultats du référendum de 2005 pour ne pas dire en trahison de la décision du peuple français.

Printemps 2009, Sarkozy annonce la réintégration dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, en échange de deux commandements dits majeurs (mais pas tant que cela !), obtient sans véritable débat la confiance de l’assemblée nationale et le 3 avril pour le 60ème anniversaire de l’OTAN, en présence du président Obama, le retour de l’enfant prodigue est officialisé.

Après la perte des pouvoirs régaliens comme celui de battre monnaie, nous perdons dans la pratique celui d’élaborer et de mettre en œuvre notre politique de Défense. Il ne reste plus aux Armées qu’à se mettre à l’anglo-américain, seule langue parlée par l’ensemble de nos partenaires, qu’ils soient de notre sous-continent, d’outre-Manche ou d’outre Atlantique.

Au nom de l’interopérabilité, notices de matériels et procédures se font en sabir américain. Ceux que l’on affecte dans les organismes multiples de l’Organisation sont souvent des personnels bien notés et au bon profil de carrière. Lorsqu’ils reviennent en France, ils sont de ceux qui ont goûté aux moyens dont nos armées ne disposent pas vraiment et ont d’autant plus motif à militer pour une intégration encore plus poussée.

À parler la langue on finit par penser et réfléchir dans cette langue, celle d’un pays à la pensée aussi binaire que le matériel informatique, c’est bon ou c’est mal, surtout pas de nuance. C’est ce que j’appelle la colonisation des esprits.

Dans cette Organisation, la place des non-anglo-saxons reste celle de laquais qui à ânonner la langue des maîtres et à porter sa livrée, finissent par se prendre un peu pour ceux-ci sans pouvoir pour autant échapper à la morgue de ceux qui détiennent le pouvoir et les moyens sans omettre la maîtrise de leur langue maternelle.

L’abandon de la langue est le pas ultime de l’abandon de la souveraineté : dans l’armée européenne que le président de la république appelle de ses vœux, le français serait à l’anglais ce que le grec fut au latin dans les armées de Rome. Est-ce cela que veulent les Français ?

Leur a-t-on seulement posé la question ? Je vous laisse le soin de trouver la parade…

Claude Gaucherand
Contre-amiral (2S) OLH / Cdr ONM, à Paris, le 5 octobre 2024