Les Français ont un complexe d'infériorité vis-à-vis de leur propre langue (c'est pourquoi l'anglais prend le dessus)
Il n'est dans l'habitude de notre de relayer un article d'un journal anglais, mais pour une fois, ce qui montre le point de démission où nous sommes arrivés, c'est bien un journal anglais (The Telegraph) qui relève "l'obsession du pays pour la langue anglaise".
Ce journal reprend nombre de nos thèmes (!) et fait parler notamment le sénateur Mickaël Vallet "La faute incombe entièrement aux consultants, aux équipes marketing et commerciales françaises, dont beaucoup ont peut-être étudié aux États-Unis, et qui se tournent vers l'anglais pour créer leurs marques et leurs slogans afin de paraître intelligents." et Louis Maisonneuve (Osez parler français) "les Anglais ne nous imposent en aucun cas l'anglais. Ce n'est ni la faute des Anglais, ni celle des Américains… Ce sont les Français qui s'inclinent devant tout ce qui vient des Américains. On déroule le tapis rouge à la langue anglo-américaine."
Les Français ont un complexe d'infériorité vis-à-vis de leur propre langue (c'est pourquoi l'anglais prend le dessus)
The Telegraph - Vivian Song (4/4/2025) (version originale)
La France connaît une invasion de la langue anglaise des plus "grotesques" et "idiotes".
Mais le plus grave, c'est qu'ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes, affirment certains des plus fervents défenseurs de la langue française.
Depuis des années, les mots anglais apparaissent dans les publicités, les institutions publiques, les lieux de travail et les conversations quotidiennes en français. Ils occupent une place de choix dans des marques comme Carrefour City, une chaîne de supermarchés, et Ma French Bank, ou sont dispersés sans discernement dans les conversations de bureau, les collègues utilisant des mots comme "benchmarking", "planning" et "briefing" avec un accent teinté de français.
La chaîne de supermarchés Carrefour Market
est l'un des nombreux exemples d'infiltration de mots anglais dans la culture française.
Mais le dernier exemple d'anglicisation de la loterie nationale, la Française des Jeux, qui a récemment changé de nom pour devenir FDJ United, a relancé le débat. Certains experts décrivent l'obsession du pays pour la langue anglaise comme le signe d'un phénomène bien plus vaste et inquiétant.
"Mon hypothèse est qu'il s'agit d'un complexe d'infériorité. Non pas tant envers la langue anglaise, mais envers la culture anglo-américaine", explique Paul Rondin, directeur de la Cité internationale de la langue française, surnommée le premier temple français de la langue française, qui a ouvert ses portes à environ 80 km au nord-est de Paris en 2023.
Quant à l'invasion de la langue anglaise, Rondin n'y va pas de main morte, attribuant ce phénomène de longue date à une soumission servile et autodestructrice à l'hégémonie culturelle américaine.
"Je pense qu'il nous faut une psychothérapie collective", déclare Rondin. "Pourquoi tous ces Français, censés être si arrogants, si sûrs de leur culture et de leur histoire, passent-ils leur temps à angliciser des mots ? Qu'est-ce que cela signifie ? Je n'ai pas d'hypothèses ni de réponses à vous donner pour le moment, mais il se passe quelque chose de profondément troublant."
De son côté, Mickaël Vallet a sa propre théorie. La faute, selon le sénateur socialiste, incombe entièrement aux consultants, aux équipes marketing et commerciales françaises, dont beaucoup ont peut-être étudié aux États-Unis, et qui se tournent vers l'anglais pour créer leurs marques et leurs slogans afin de paraître intelligents.
Au lieu de cela, cela sonne juste insupportablement prétentieux et pompeux, dit-il.
Emmanuel Macron avec Paul Rondin, directeur de la Cité internationale de la langue française.
Crédit : Abaca Press / Alamy Stock Photo.
"Ce sont des gens payés pour inventer un nouveau nom, qui sont paresseux et, en général, tout simplement idiots", dit-il. "Ce sont des gens sans aucune inventivité. On les paie très cher pour ne pas réfléchir."
Que pense-t-il du changement de nom de la FDJ ? "Complètement ridicule", grogne Vallet.
Lorsque l’opérateur de la loterie nationale française a annoncé le changement de nom le mois dernier, le groupe a expliqué que l’ajout du mot "United" visait à refléter sa portée européenne croissante. Après l'acquisition de Premier Lotteries Ireland en 2023, le groupe français a également conclu un accord de 2,45 milliards d'euros (2,05 milliards de livres sterling) pour le rachat de l'opérateur de jeux d'argent en ligne Kindred (opérant principalement depuis la Suède) en 2024.
"Aujourd'hui, notre groupe ouvre un nouveau chapitre de son histoire, plus diversifié et plus international", a déclaré Stéphane Pallez, président-directeur général de FDJ United, dans un communiqué de presse.
Le français est la cinquième langue la plus parlée au monde. Mais l'influence linguistique de la France dans le monde s'est affaiblie. Jusqu'à récemment, 60 % des 300 millions de francophones du monde vivaient en Afrique. Suite à des coups d'État militaires, des gouvernements dirigés par des juntes et des hostilités croissantes avec la France, des pays comme le Niger, le Mali et le Burkina-Faso ont abandonné le français comme langue officielle ou ont rebaptisé des rues et des monuments portant des noms français afin de rompre les liens avec leur ancien pays colonial.
Plus près de nous, en Europe, même le Brexit n'a pas pu sauver le français. Lorsque la Grande-Bretagne a quitté l'UE, les responsables politiques de l'Assemblée nationale espéraient que le français deviendrait la seule langue de travail de l'UE, qualifiant le Brexit d'"occasion unique" d'inverser la tendance de la "culture anglo-saxonne". Pourtant, tant de responsables européens étaient habitués à l'anglais – notamment parmi les représentants des pays baltes et scandinaves – que le statu quo a prévalu. De fait, l'"anglais de Bruxelles" est plus souvent utilisé que le français au sein des institutions européennes de la capitale belge.
Le PDG de FDJ United a déclaré que l'entreprise entamait
désormais un chapitre "plus diversifié et plus international".
Il est important de noter que ce n'est pas seulement l'anglicisation de la langue française qui irrite les défenseurs de la langue française. Après tout, soulignent-ils, il est naturel que la langue évolue avec le temps. Mais ce qu'ils déplorent, c'est l'utilisation généralisée du Globish, ou anglais global, une version simplifiée de l'anglais utilisée par les non-natifs et composée d'environ 1 500 mots.
"Le Globish est un code. Ce n'est pas une langue", explique Vallet. "Et quand je parle à quelqu'un, je veux lui parler avec une langue, pas avec un code."
Vallet est un fervent croisé contre l'utilisation du Globish et de l'anglicisation de la langue française depuis des années. En 2019, il a fait la une des journaux alors qu'il était maire de sa commune, Marennes, en Charente-Maritime, pour avoir interdit le camion promotionnel d'Orange sous le nom d'Orange Truck. L'entreprise de télécommunications a finalement rebaptisé son camion en français.
En tant que sénateur, il a poursuivi son combat, réprimandant récemment la SNCF pour avoir utilisé des termes anglais tels que "capping" pour désigner le plafond de vente de billets dans ses communications internes avec le personnel. Dans sa correspondance avec le PDG Jean-Pierre Farandou, Vallet a rappelé au patron de la SNCF qu'en vertu de la loi Toubon, tous les documents concernant les obligations des employés doivent être rédigés en français.
L'une des principales raisons pour lesquelles Vallet s'emploie à "déglobishiser" la langue française est qu'elle est devenue, selon lui, un outil de division entre les élites et le reste de la société française – et, par procuration, alimente la montée de l'extrême droite.
Mickaël Vallet, sénateur socialiste, est un fervent croisé contre l'anglicisation de la langue française.
Crédit : Abaca Press / Alamy Stock Photo.
"L'extrême droite se nourrit des clivages entre les élites et le peuple. L'une des manifestations les plus visibles de ce phénomène est lorsque les personnes au pouvoir ou celles qui dirigent ne parlent plus une langue compréhensible par ceux qu'elles représentent. Le sentiment de rupture avec les élites est l'un des principaux moteurs de l'extrême droite", a-t-il déclaré.
En 2022, les gardiens de la langue française à l'Académie française ont également tiré la sonnette d'alarme sur l'"anglicisation envahissante" observée dans les institutions publiques, les collectivités territoriales et les entreprises publiques et privées, la qualifiant de discrimination.
"La diffusion massive et continue d'un vocabulaire anglo-américain souvent déformé, considéré à tort comme bien connu du grand public et d'usage quasi universel, a pour conséquence contradictoire de risquer un appauvrissement proportionnel du lexique français et d'accroître les discriminations entre publics", écrivent-ils dans un rapport de 30 pages.
Et l'un des plus grands récidivistes ? Le président français lui-même, ajoute Louis Maisonneuve, cofondateur du collectif "Osez parler français", qui œuvre pour la défense de la langue française. Sous le gouvernement d'Emmanuel Macron, de grands événements internationaux ont été baptisés en anglais, comme "Choose France" et "One Planet Summit". Le président, ancien banquier, a également été moqué pour avoir émaillé ses discours d'expressions telles que "bottom up", "scale up" et "start-up nation" tout au long de ses deux mandats.
"Macron affirme que le colonialisme est un crime contre l'humanité ; cela s'applique également au colonialisme linguistique, qui est le colonialisme de nos idées", affirme Maisonneuve.
"Sauf que les Anglais ne nous imposent en aucun cas l'anglais. Ce n'est ni la faute des Anglais, ni celle des Américains… Ce sont les Français qui s'inclinent devant tout ce qui vient des Américains. On déroule le tapis rouge à la langue anglo-américaine."
Maisonneuve insiste sur le fait que son collectif n'est pas politique et que ses sympathisants ne sont pas des puristes de la langue. Mais ils s'offusquent particulièrement de la mise en avant de la langue anglaise.
"Ce n'est pas une critique de l'expression anglaise. C'est une critique de ceux qui n'utilisent que l'anglais. Nous mettons tout en avant sur la langue anglo-américaine."
Emmanuel Macron vise à attirer les investisseurs étrangers
lors du sommet Choose France en mai 2024. Crédit : Ludovic Marin/Afp.
Pour lutter contre ce bilinguisme "élitiste", le groupe a déposé des plaintes contre des municipalités et des sites touristiques, obligeant les exploitants de la tour Eiffel et des grottes de Lascaux à ajouter l'espagnol comme troisième langue sur toute la signalétique. Mais pour les attractions touristiques et les slogans tels que "I love Nice" ou "Only Lyon", destinés aux voyageurs internationaux, n'est-il pas logique d'utiliser l'anglais, langue internationale dominante ?
"Eh bien, les touristes apprendront le français", affirme Maisonneuve, soulignant que l'équivalent français "J'aime Nice" n'est pas compliqué.
De même, le sénateur souligne qu’il est erroné de croire que l’anglais est la seule langue internationale des affaires, soulignant que dans l’Union européenne, le français et l’allemand sont également largement utilisés comme langues de travail.
"Comme le dit le proverbe, la langue de l'Europe, c'est la traduction", affirme Vallet.
Le linguiste français Bernard Cerquiglini, qui a publié son livre "La langue anglaise n'existe pas – C'est juste un français mal prononcé" en 2024, a déclaré que l'aspect le plus flagrant de l'invasion de la langue anglaise réside dans le remplacement de mots déjà existants en français par des équivalents anglais, qu'il s'agisse de "date" au lieu de "rendez-vous amoureux" ou de "challenge" au lieu de "défi".
"Ce n'est pas l'anglicisme qui me dérange. C'est le processus d'abandon d'une langue au profit d'une autre", dit-il.
Selon Cerquiglini, plus de 80 000 termes, soit un tiers du vocabulaire anglais, sont d'origine française. Cela inclut le mot "united" de la FDJ, qui a en réalité des racines françaises, dit-il.
"Mon livre s'inscrit dans cette réaction. Je dis aux Français : “Vous êtes stupides. Vous voulez abandonner le français au profit de l'anglais américain, sans comprendre que l'anglais vient du français.”"
De plus, Cerquiglini s'interroge sur les raisons pour lesquelles la France voudrait imiter le modèle américain dans le contexte des ambitions impérialistes actuelles de l'administration.
"À quoi bon ? Est-ce pour paraître plus américain ?" demande-t-il. "L'anglomanie existe depuis longtemps, mais elle prend actuellement une tournure étonnante. Avec [Donald] Trump, je n'ai pas envie d'être américain."