Magicien des mots, Bernard Pivot 1935-2024
Du Québec, du grand Québécois Gilbert Lévesque, nous vient ce vibrant hommage à Bernard Pivot notre éminent passeur de littérature, qui a su, à maintes reprises, donner la parole à des écrivains non français, francophones ou non, et particulièrement aux fortes plumes du Québec ! A. S.
Il s’est éteint, il y a peu, au lendemain même de son 89e anniversaire de naissance, le 5 mai dernier. Aussitôt, sur les ondes françaises, allait émerger un tsunami d’hommages, abordant l’homme tous azimuts, avec ses capacités, son pouvoir, sa noblesse, sa grande humilité ; alors qu’il tint l’antenne télévisée durant plus de trente ans. Or, c’est la France entière qui est passée par son gai savoir. Car enfin, il eut à son répertoire quelques 724 émissions d’Apostrophes ; qui furent suivies, sur les mêmes ondes, par Bouillon de culture, qui donnait dans la même veine lettrée.
Des milliers d’heures d’antenne, d’écoute, de témoignages éloquents, livrés par les plus grands écrivains d’alors, autant que par de simples débutants. Ainsi visionné, récemment, sur internet, la reprise de la 724e émission, j’y ai retrouvé de grands noms que j’avais lus, mais dont je ne connaissais pas toujours la physionomie : tel un Marcel Jouhandeau, capté au soir de sa vie, en sa piaule parisienne, confessant sa foi : "Âme de Jésus-Christ, enivrez-moi..." débitant sa prière avec la ferveur d’un premier communiant. Je fus moins sensible aux propos de Marguerite Duras, définitivement trop libidinale. Mais assurément davantage séduit par la grande Yourcenar ; notamment par l’assurance de son propos qui, savant parfois, plein d’érudition, avait le mérite d’être accessible à tous ses lecteurs. En fait, elle s’exprimait tel un grand livre. Mais que de beaux et nobles invités : j’y ai reconnu avec bonheur ce cher Yves Berger qui rendit un hommage grandiloquent au Québec français. Je fis la connaissance de Gilles Lapouze, l’auteur de L’Éloge de la carte postale, tant aimé. Parmi les voix d’Amérique retenues : l’incontournable Gaston Miron, l’un de nos grands poètes qu’il m’est arrivé de croiser fréquemment, rue du Bac, là que logeait un temps le Centre culturel de la Délégation générale du Québec, en la capitale française : voisin du Grand Marché. Mais également une Antonine Maillet, suffisante, gonflant à dessein sa revendication acadienne ; de quoi effriter sa propre fierté d’appartenance, sans oublier la sublime Mme B., comme Bombardier.
Cette série télévisée, diffusée tous les vendredi soirs, allait faire sauter toutes les cotes d’écoute. Mais que de grands noms faut-il encore citer : Brassens, Devos, l’unique ; Fabrice Luchini, le génie, Serge Gainsbourg, entre deux vins, Henri Troyat, Hélène Carrère-d’Encausse, secrétaire d’Académie ; Cesbron, Modiano, Philippe Sollers et jusqu’à Julien Green, qui n’y passa qu’une seule fois : cette prestation, figurant parmi les dix premières, n’ayant point été enregistrée. Sans oublier l’inoubliable Jean d’Ormesson, ni surtout Georges Simenon, le prolifique.
Or, à l’issue de ce succès planétaire, le mobilier de l’émission fut vendu à l’encan et la recette versée aux Amis de la BNF, la Bibliothèque nationale de France ; avec lequel fruit de vente, la BNF sut acquérir près de la veuve de Boris Vian, trois manuscrits originaux de l’œuvre qui méritaient d’être conservés. En notant que, boulevard Saint-Germain, à Paris, au-dessus du Café de Flore, Boris Vian avait pour voisin, nul autre que Maurice Ravel, le sublime auteur du Boléro, dont le tempo était repris à l’infini.
S’étant perdu dans les abysses de la mémoire, à la fin de ses jours, il avait demandé : "Mais qui donc a écrit cela ?". Attendu que notre magicien des lettres et des mots avait reçu, un autre jour, nul autre que le grand Jean Cocteau lui-même qui, à lui seul, s’ingénierait à résumer le propos éloquent des 80 invités de prestige de la toute dernière émission, en déclarant : "Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité !".
Comment mieux se dire ? Salut, grand homme et bonne et sublime Éternité ! Un admirateur inconditionnel qui, en vous, salue le plus parfait autodidacte qu’il ait jamais croisé, Librairie du Square, à Montréal : mais alors là, quel verbe, quelle éloquence, quelle jonglerie, toute pleine de curiosité, de joie de vivre, si généreusement partagée !
Gilbert Lévesque
[ Gilbert Lévesque est un vaillant militant de la langue française, membre du Haut conseil international de la Langue française et de la Francophonie, partisan du "Québec, un Pays", homme du Saguenay, du Lac Saint-Jean, ancré à Péribonka, où il créa le musée Louis Hémon l’auteur français de "Maria Chapdelaine" qui y vécut il y a bien plus d’un siècle ! Albert Salon ]