Quand la langue française est trahie par les siens
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Gérard Blua est membre de l’Académiedes sciences, lettres et arts de Marseille, d’ALF et de notre Haut-conseil de la langue française et de la francophonie. Écrivain, éditorialiste, éditeur, auteur de nombreux ouvrages, il a publié en 1990, puis en 2021, "Culture française à la dérive", dont nous avions fait une recension dans l'un de nos bulletins, et dont nous recommandons vivement la lecture aux visiteurs de notre site. Albert Salon
En trois décennies et deux tentatives de réforme – 1990 par Michel Rocard puis 2003 par Jean-Pierre Raffarin –, notre remarquable outil linguistique s’est fondu, pour le meilleur des cas, dans un franglais de cuisine et pour les situations les plus communes, dans un charabia proprement incompréhensible.
Au revoir les finesses de style admirées planétairement, il suffit de tester nos chaînes de télévision, par exemple en lisant les bandeaux sur écran, pour en être rapidement convaincu. Et cette dégradation est constante à tous les niveaux structurels de notre société : il n’y a jamais eu dans notre République, autant d’illettrés et d’analphabètes. Jamais autant de violence. Car la violence est la réponse première à l’ignorance. Cela fait bien longtemps que j’évoque inlassablement dans mes textes, les expériences scientifiquement menées sur des singes bonobos qui, à ce jour, savent utiliser plus de mille mots pour échanger avec les humains, alors que trois cents à peine sont encore au lexique des enfants perdus de certaines banlieues. Pour les anciens élèves de l’école des hussards noirs de la République dont je suis, c’est d’un terrible et douloureux constat d’échec qu’il s’agit.
Mais pour moi, le pire n’est pas là. Dans le fond, que ce soit nos jeunes générations qui récupèrent tristement dans leurs comportements l’impéritie d’un monde éducatif à la dérive depuis au moins une quarantaine d’années, cela n’est finalement que sombre logique en cascade. Par contre, ce qui, en l’occurrence, me hérisse le plus, c’est de constater le soutien apporté à ce gâchis organisé par une importante partie de nos prétendus intellectuels, prisonniers d’une idéologie destructrice dite droit-de-l’hommiste qui ronge les intelligences jusqu’à en faire des transparences vides. Des prétendus intellectuels qui, pourtant, comme tout un chacun furent sagement élevés au même sein nourricier de notre République, ce qui ne les empêche pas de détourner sans honte, leurs connaissances acquises, contre ceux qui eussent dû être leur fraternité de progrès mais ne sont en réalité que les victimes annoncées d’un massacre civilisationnel en marche. Certes, nos bons vieux instituteurs ne sont plus là depuis belle lurette, mais tout de même, ne relèverait-il pas d’une sorte de complot que là où une autre profession affiche en tribunal révolutionnaire ou populaire au choix, un mur des cons, une partie du monde enseignant fasse, lui, le choix d’une idéologie gauchisante plutôt que celui de la mission humaine qui procède de son existence ? Et que dire de cette installation sur la durée d’un gauchisme radical, au nez et à la barbe des dirigeants du moment, toujours aussi veules dans leurs réactions, quelle que fût leur étiquette officielle ?
Alors, dans ce marasme le plus complet, mangrove des intelligences noyées, là où paradoxalement le monde de l’argent rejoint celui des idéologies les plus excessives, comment s’étonner de la soudaine alliance de tous les bourreaux de notre culture, qui refusent tout, qui détruisent tout, qui piétinent tout ? Des médias courant après leur propre Audimat. Des enseignants qui abandonnent le terrain qualitatif pour ne faire que militer. Et rien d’autre au programme ! Des artistes éblouis par un théâtre sans langage où le borborygme se voudrait concurrencer une tirade de Cyrano ! Des entrepreneurs exigeant sans vergogne de leurs salariés qu’ils utilisent un mauvais anglais de cuisine plutôt que leur langue maternelle ! Depuis 1917, il y a toujours eu, en embuscade dans notre société, des araseurs de table. Aujourd’hui, c’est la table elle-même qui est réduite en poussière ! Tout contribue à pousser notre culture dans les abysses de sa disparition.
Comment s’étonner donc de l’apparition d’une écriture inclusive aussi inutile que ridicule, et cependant utilisée par une CGT qui serait plus utile ailleurs qu’à massacrer notre langue, puisque créée pour soutenir matériellement et nourrir intellectuellement les salariés ? Comment s’étonner que certaines universités et pas des moindres, suivant l’exemple américain, soient vérolées au point d’annoncer que tout devoir rendu en écriture non-inclusive ne serait pas corrigé ? Comment s’étonner d’un hyper-féminisme plus préoccupé par la féminisation de notre vocabulaire que par la condition de certaines femmes dans certains territoires perdus de la République comme dans certains pays du Moyen-Orient ou d’Asie ? Comment s’étonner, covid aidant et débandade gouvernementale en bandoulière, que s’éparpille, s’émiette et se dissolve la langue de Molière, Hugo, Rabelais, Montaigne, Descartes, Camus dans les caniveaux de notre avenir ? Cette langue d’une telle richesse qu’elle a pu se permettre de régner trois cents ans durant sur le monde occidental à tous ses étages : politique, sportif, artistique, littéraire, économique, devenant même l’emblème d’une civilisation ? Tous ces étages qui abattent eux-mêmes les escaliers intermédiaires pour s’abandonner désormais à leur triste sort. Et ce ne sera pas la récente remise des César qui pourra nous rassurer sur notre avenir. Je crois que La Fontaine appelait alors cela "le coup de pied de l’âne".
Face à une culture à la dérive, tout un assortiment de langues de bois. Mais réveillons-nous ! C’est de notre mémoire qu’il s’agit ! Serons-nous alors les ultimes destructeurs des bâtisseurs dont nous sommes issus ? Dans les silences sépulcraux d’une langue morte.
Gérard Blua, écrivain et éditeur